Et nous avons dansé sur les ruines du vieux monde

Scènes de la démolition du mur de l’ANDRA en forêt de Mandres-en-Barrois

Scènes de la démolition du mur de l’ANDRA en forêt de Mandres-en-Barrois,
les 13, 14 et 15 août 2016.

 

Le week-end du 13 au 15 août 2016 contre le projet CIGEO fut, une nouvelle fois, un moment d’une rare intensité. Après une montée en puissance incessante pendant les deux mois d’ « été d’urgence », après un an de mobilisations et d’actions qui ont revigoré un mouvement d’opposition entamé il y a plus de vingt ans, elle fut de ces moments collectifs qui redonnent le goût de la victoire.


La principale action de ces trois jours, la démolition du mur que l’ANDRA avait commencé à ériger afin de protéger son projet d’enfouissement de déchets ultra-radioactifs (bien profond et pour l’éternité), a d’ailleurs donné lieu à une couverture médiatique assez conséquente. Pourtant la plupart des articles ont manqué d’appuyer un de ses éléments essentiels, à savoir l’incroyable performance qu’elle a constitué : c’est que nous avons totalement démoli, à seulement quelques dizaines et dans une euphorie constante, plus d’un kilomètre linéaire de murs de béton armé. Cette action collective a laissé les démolisseurs et démolisseuses aussi exalté.e.s qu’éreinté.e.s. Elle ne fut possible que parce que nous avions avec nous la rage d’en finir avec ce projet abject, autant que la conviction que nous pouvions porter à l’adversaire un coup mémorable.

 

Ce texte propose de restituer certains de ces instants magiques. L’auteur de ces lignes voudrait l’adresser en chaleureuse dédicace à nos frères et soeurs italiens du mouvement No TAV, confrontés à une solide répression alors qu’ils s’obstinent depuis plusieurs années à démolir un autre odieux chantier, qui lui aussi n’est envisageable que dans une société nucléarisée : celui du train à grande vitesse dans la vallée de Susa. À Bure, ce week-end, nous avons à notre tour connu l’euphorie inoubliable d’une action de sabotage de masse. Nous savons que rien de ce qui viendra ne pourra nous ôter son souvenir. Et nous avons dansé sur les ruines du vieux monde...

 

Scène 1 : « Allez, on s’y met tous pour le tir à la corde ! »


Parti en fin de matinée du village de Mandres-en-Barrois, le cortège de presque 500 personnes vient de pénétrer sur la zone du chantier par son entrée principale. Le grillage en est déjà défoncé. Ceux qui participent à l’action savent pour la plupart qu’elle sera un peu plus physique que celle du samedi. La balade de la veille, à laquelle ont déjà participé la plupart des « promeneurs du dimanche » présents aujourd’hui, était avant tout destinée à constater les dégâts de l’ANDRA. Elle fut du même coup le déclencheur d’une profonde détermination à mettre à terre dès le lendemain, si cela s’avérait possible, l’abominable fortification d’un kilomètre.
À peine passé le seuil, une petite équipe s’attaque à une section de mur composée de « petits » éléments : ceux-là font juste un mètre de large, et pèsent « seulement » 1,4 tonne. Une grande barre en métal creuse, arrachée au portique d’entrée, est utilisée par une demi-douzaine de personnes pour faire levier sur le sommet d’un des éléments, qui commence ainsi à se décoller du sol. Quelques complices poussent fermement, le module de béton penche davantage, bascule, et se brise sous les hourras de toute l’assemblée. Dans le même temps, un autre membre du cortège accroche une pièce de bois à une petite corde, trouvée sur les lieux parmi les restes d’une cabane de vigiles. La corde est passée à travers le trou de manutention d’un autre module en béton, puis tirée jusqu’à être mise en tension grâce au bâton. Une douzaine de personnes se saisissent de l’extrémité libre, hissent la corde, et abattent un second pan de mur sous de nouveaux hourras.


Dès lors, la machine est lancée : « Allez, on s’y met tous pour le tir à la corde ! » Autres cordes, autres modules, autres pièces de bois. Leviers, coups de masses et de burins pour désolidariser les pans de murs entre eux, efforts multipliés de traction et de poussée. C’est bientôt une demi-douzaine d’équipes qui s’affaire. Certains qui observaient d’abord en badauds, se prennent au jeu général. Les idées fusent sur les meilleures manières de désolidariser les infâmes modules afin de pouvoir les abattre. D’autres commencent à arpenter les contours du fortin inachevé, effarés par la violence du paysage de béton et de caillasses qui lacère la forêt. Nous savons alors tous que vient de commencer un travail salutaire, mais nous sommes encore loin d’imaginer que nous pourrons achever autre chose qu’une action symbolique. 1070 mètres de muraille, et certains des modules qui pèsent 2,7 tonnes...

 

Scène 2 : « Franchement, la mairie de Mandres, après ce qu’ils nous ont fait, ce n’est pas moi qui vais les plaindre ! »


Après à peine une heure d’activité, au bout de laquelle le petit kilomètre de mur restant est déjà entièrement recouvert de slogans bariolés, vient le moment de la cantine collective. Le repas est accompagné de l’habituel temps de discussion en assemblée. On échange sur l’éventualité d’une contre-attaque policière et sur les possibilités d’action à venir. Quelques interventions évoquent les dégradations effectuées sur la mairie de Mandres le matin même, lors du départ du cortège. Ceux qui ne voient pas de quoi il s’agit apprendront plus tard que la façade du bâtiment a été défigurée à coup d’extincteurs remplis de peinture, qui sont ensuite venus s’échouer dans les vitres du bâtiment. Une participante au rassemblement, habitante du pays, intervient : « Franchement, la mairie de Mandres, après ce qu’ils nous ont fait, ce n’est pas moi qui vais les plaindre ! » La mairie de Mandres-en-Barrois : celle qui a vendu à l’ANDRA le bois où nous sommes, au cours d’une crapuleuse réunion municipale à six heures du matin. Celle qui a produit a posteriori un arrêté autorisant les travaux de construction du fortin, afin de défendre l’ANDRA devant les tribunaux. Aucune voix contradictoire ne vient plaindre le maire complice de l’abomination qui s’étale sous nos yeux. Les travaux de démolition reprennent de plus belle. Les tags viennent maintenant couvrir les faces inférieures des modules en béton, devenues visibles dans leur chute. Quelques arbres sont patiemment repiqués à divers endroits du terrain, et de poétiques bouquets de branches de noisetier apparaissent un à un à travers les trous de manutention des pans de murs renversés.
Nous sommes encore loin d’être au bout, mais la situation est excellente.

 

Scène 3 : « Je suis tellement contente de voir marqué R.I.P. Eric Sutre ici ! »


C’est une petite dame d’une cinquantaine d’année qui vient de parler. Accompagnant en promeneuse un groupe qui a décidé d’entamer la destruction de la muraille par le bout opposé, elle vient de passer devant une série d’inscriptions. Les murs renversés ont une vilaine allure de pierres tombales, et plusieurs d’entre eux portent des messages similaires : R.I.P. Jean-Paul Baillet, R.I.P. Eric Sutre, R.I.P. Emmanuel Hance... « C’est qui, Eric Sutre ? », demande quelqu’un qui sait que Jean-Paul Baillet est l’ancien directeur de l’ANDRA Meuse Haute-Marne, démissionnaire depuis à peine quelques jours, et qu’Emmanuel Hance est le principal artisan d’une longue série de manipulations ayant permis à l’ANDRA de racheter des dizaines d’hectares de terres paysannes. « Eric Sutre, c’est le sociologue officiel de l’ANDRA, répond-elle. Il est présent à toutes les réunions publiques, et il explique à la population pourquoi il faut accepter le projet. C’est un type infect, ça me fait vraiment plaisir de voir son nom là-dessus. » La petite dame est donc du pays, elle aussi. Elle a l’air de savoir de quoi elle parle. Et ça n’a pas l’air d’être glorieux. L’acceptabilité des projets, traduction en novlangue d’une inassumable manipulation des masses ? Ceux qui en ont fait les frais semblent pouvoir l’affirmer d’expérience...
Pour ce qui est de manipuler des masses, en tout cas, le fier rassemblement d’aujourd’hui ne faiblit toujours pas. Quelques peintres imaginatifs ont d’ailleurs détourné une fameuse phrase révolutionnaire sur le « mouvement des masses »... citant évidemment « Karl Masse »... et emportant pour quelques heures la palme de l’humour, jusqu’à ce que d’autres se mettent à inscrire à plusieurs endroits des clins d’oeil ironiques au « Bure de merlin ». Les démolisseurs du bout de la muraille ne découvriront toutes ces inscriptions qu’à leur retour d’expédition, parmi toutes celles qui renvoient à tant d’autres « murs de la honte », de Gaza au Mexique en passant par Calais et Vintimille, quand ce n’est pas à l’idée que ce sera « Demain : les frontières ».


Ce n’est qu’une fois de retour à l’entrée du chantier pour un dernier palabre que les équipes réunies découvriront l’efficacité de leur activité du jour. On entendra alors l’intervenant du moment déclarer joyeusement : « Six-cent-soixante-dix-mètres ! », au milieu des cris mi-surpris, mi-exaltés, de la centaine de personnes qui reste encore. Le jour va bientôt tomber, l’heure est venue de reconstituer le cortège avant de quitter le site, dans une euphorie toujours ininterrompue. « Et la forêt elle est à qui ??? – Elle est à nous !!! ». La communication « info-traf-flic » nous permet de savoir que les contrôles sont maintenant arrêtés au village.


Nous regagnerons en effet notre campement de base sans encombre. Il n’y aura pas de grande assemblée ce soir-là, la plupart allant chercher dès la fin du repas un repos bien mérité, le reste s’agrégeant au coin du feu pour écouter la lecture à voix haute de quelques articles de presse retraçant notre action commune. Camarades, on dirait bien que ce jour est à marquer d’une pierre blanche...

 

Scène 4 : « À quel moment ça vous est venu, l’idée de faire tomber le mur ? »


Lundi 15 août 2016. Au petit-déjeuner, la blague a un certain succès : « J’ai rêvé que les flics étaient partis, qu’on était rentrés dans la forêt et qu’on avait défoncé plus de la moitié du mur ! » Les corps courbaturés se déplient l’un après l’autre, et l’assemblée du matin renoue rapidement avec l’énergie de la veille. La plupart veulent retourner en forêt pour finir le travail, une équipe cuisine viendra les approvisionner, un nouveau cortège se met en place. Nous savons que nous sommes moins nombreux, et donc plus exposés, mais la question du risque d’avoir à s’enfuir par les champs en cas de contrôle policier semble désormais bien ridicule, au regard de l’énergie fabuleuse dont nous irradie notre action du jour passé. Finir le boulot, ne pas laisser un mètre de mur debout, vivre jusqu’à la fin cet instant magique : l’idée ne fait pas débat. Arrivés en forêt, nous marquerons toutefois une grande pause pour nous organiser un peu mieux, certains s’inquiétant à raison de l’insouciance avec laquelle nous avons mené notre convoi cette fois-ci. « Si les flics avaient voulu... » Mais apparemment ils ne voulaient pas, bien qu’on ne comprenne toujours pas vraiment ce qui nous vaut le présent état de grâce – est-ce une souricière à retardement ? Sont-ils vraiment paralysés par notre succès juridique et médiatique ? Le gouvernement et l’ANDRA jouent-t-il à ce point l’apaisement, qu’ils soient prêts à perdre trois semaines de travaux pour mieux les reprendre plus tard ? Ou croyaient-ils que nous serions incapables de mener une destruction autre que symbolique, contre les dizaines de mètres cubes de bétons qu’ils avaient dressés devant nous ?


En tout cas nous sommes de retour. Nous retrouvons ce qu’il faut de prudence, et mettons en place un fonctionnement un peu plus organisé que la veille : cette fois nous commencerons par repérer ensemble un point de sortie du bois en cas de problème, et nous veillerons à maintenir une liaison permanente entre les différentes équipes dispersées sur la zone. Comme le dit fort justement une participante : « Se ménager des espaces de repli, c’est ce qui libère de l’inquiétude et permet de prendre des risques ». Cela sans oublier nos gants et notre bouteille d’acétone pour éviter ou nettoyer les empreintes, nos masques, nos vigies et nos talkie-walkies pour enrayer la surveillance ou l’intervention policière.
Une bonne heure plus tard, forts de notre issue de secours, de nos deux équipes de démolition avec chacune leur jeu d’outils, et de notre cache pour dissimuler ceux-ci au cas où on devrait s’enfuir, nous pouvons reprendre le boulot. Le temps a été un peu long, au grand dam de certains qui bouillonnent de repasser à l’action, mais à la grande satisfaction de celles et ceux qui la veille, s’étaient sentis un peu trop exposés. Et c’est déjà l’heure du repas...


« À quel moment ça vous est venu, l’idée de faire tomber le mur ?, me demande bientôt un voisin de tablée.
– Ben, dès qu’on est entré dans le bois hier ! Enfin, on avait pris quelques outils pour ça, mais on savait pas qu’on pourrait en démonter autant. Pourquoi ? 
– Parce que c’est génial. C’est vraiment génial, c’est incroyable. Je vais te dire : moi je suis syndicaliste, je suis même adhérent au NPA pour tout t’avouer, alors tu vois que les manifestations, je connais. Ça a son petit ron-ron... Mais ça ! Ça c’est de l’action pratique, concrète ! C’est ça qu’il faut faire, vous avez raison, c’est génial ! »
Je ne lui ai pas répondu ce qui me traversait l’esprit : « Tu sais, camarade, je suis bien content de te l’entendre dire. Vraiment, ça m’emplit de joie. Pas seulement parce que ça fait des années qu’on le répète, que les manifs plan-plan qui jouent le jeu de la mobilisation raisonnable, c’est-à-dire le jeu du pouvoir, ça ne mène nulle part. Surtout parce que si tu dis ça, c’est que tu comprends maintenant, d’expérience, le pourquoi c’est vrai. Je te connais pas, je te rencontre juste là, avec ta grande carcasse proche de la retraite, je découvre que des vieux syndicalistes adhérents au NPA peuvent être parmi nous aujourd’hui, et vraiment, ça me fait très plaisir. »
– Vous vous rendez compte que sur cette manif, il y avait trois générations présentes ? », lancera plus tard un camarade lors d’un trajet en voiture. J’ai eu envie de compléter qu’il y en avait sans doute quatre, les plus vieux ayant plus de soixante-dix ans, et les plus jeunes, même pas dix-sept. Ce qu’on n’a pas relevé à ce moment-là, c’est aussi qu’il y avait des gens de cultures politiques très différentes à la base, qui se sont souvent affrontées par le passé. Et que là, dans la magie de l’action commune, ces frontières étaient devenues insignifiantes...

 

Lundi 15 août 2016 : après le repas, vegan & à prix libre, en forêt nouvellement re-libérée de Mandres-en-Barrois, avant de reprendre notre travail de démolition du « mur de la honte » avec parmi nous au moins un syndicaliste, quelques habitants du cru, des opposants installés dans le secteur, des soutiens venus de plusieurs centaines de kilomètres, et de plusieurs pays voisins, politisés par les récentes Nuit Debout, aussi bien que des années de combats politiques ;
Ce lundi 15 août, après le repas du midi, sans facho ni conspirationniste parmi nous, mais avec peut-être un ou deux connards de flics infiltrés (renseignez, renseignez, si on passait notre temps à paranoïer on sait bien qu’on ne pourrait plus bouger, et que c’est ça aussi que vous voulez, mais vous inquiétez pas, vous ne perdez rien pour attendre, on sait quand même vous repérer, on s’y emploie, et puis on sait tous qu’à la fin vous ne pourrez pas dénoncer toute la population en révolte, n’est-ce pas ?) ;
Ce lundi 15 août, donc, nous nous apprêtons à nous remettre au boulot. C’est alors qu’une partie des joyeux participants à cette deuxième folle journée nous invite à une petite mise en scène digestive.

 

Scène 5 : « Mais si, je te jure ! Ils étaient en train de danser, à poil avec des cagoules, sur les morceaux du mur abattu ! »


Pour ce qu’on en sait, personne n’a prononcé ces mots-là. En tout cas pas au premier degré. Sur un ton ironique, par contre, ils ont fait rire quelques-uns de ceux qui en effet, étaient en train de danser sur des modules de bétons renversés, nus ou largement dévêtus. La phrase a été lancée au milieu de cette sorte de boum qui faisait suite à la proposition de tournage d’une video de fiction par quelques camarades cinéastes. « Bure-plage » : mettre en scène les pans de murs abattus comme s’ils étaient des transats, et les faire occuper, en petite tenue, par ceux-là mêmes qui les avaient mis à terre, comme s’ils étaient en train de bronzer aux abords d’une improbable piscine. En commençant à ôter quelques vêtements pour le tournage, plusieurs d’entre nous se sont pris au jeu de la transgression, décidant de ne rien garder sur eux à part les indispensables foulards pour se protéger de la surveillance policière. La mise en scène suivante était une danse endiablée des baigneurs : nous l’avons enchaînée dans le même appareil. Ce à quoi on ne s’attendait pas vraiment, c’est que le jeune paysan qui exploite le champ voisin passe le moissonner pendant le tournage, longeant au ralenti la lisière de la forêt. On ne sait toujours pas s’il nous a réellement aperçus, derrières les arbres de la bordure, mais on a bien ri d’imaginer que sans doute personne ne le croirait s’il rapportait sa vision.
Que les choses soient claires : aucun de nous n’imaginait auparavant vivre un tel moment de folie, et nous laisserons aux mauvais romanciers le soin de fantasmer sur l’éventuelle connotation sexuelle de cet instant. Car en vérité les choses sont beaucoup plus simples, et autrement enivrantes : le prétexte de la mise en scène nous a révélé que seule une fête sans limite pouvait être à la mesure de ce que nous vivions depuis deux jours. Auparavant, nous ne nous connaissions pas, ou si peu. Nous venions de nous acharner ensemble, des heures durant, à détruire méthodiquement le détestable symbole d’un détestable monde. Il fallait bien cette transe pour sceller l’inédit.
C’est qu’à force de briser les chaînages en béton, ce sont bien d’autres chaînes qui nous ont quittés. Nous avons dansé nus sur les ruines du vieux monde. Nous avons pu fêter, dans une transe rarissime, l’infinie liberté qu’on avait arrachée...
Quant à l’hélicoptère de la gendarmerie, qui est également passé faire sa ronde habituelle à la fin de notre séquence de danse, nous avons été fort content de nous dire qu’il avait pu prendre notre comportement pour un gigantesque foutage de gueule organisé à l’avance. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne s’est pas attardé. Et que nous sommes repartis à notre tour, bien rhabillés et avec l’impression de sortir d’un rêve délirant, pour achever notre oeuvre.

 

Scène 6 : « Attention ! Ça va ripper ! »


C’est un cri adressé aux trois personnes qui s’occupent de faire levier derrière un des grands modules en béton. La corde qui permet de le faire basculer est mal installée, elle est en train de glisser alors que la pièce de 2,7 tonnes n’a pas encore dépassé son point d’équilibre : celle-ci s’apprête à retomber lourdement en direction des « pousseurs ». Ces derniers s’écartent prestement, la corde rippe en effet, et le module revient sur sa base dans un bruit sourd. Le mot a déjà commencé à circuler qu’il fallait rester prudent dans nos travaux, surtout depuis que la veille, un élément similaire a lui aussi rebasculé alors que personne ne s’y attendait.
Oui, le travail auquel nous nous livrons est dangereux, si on n’y prête garde. Et oui, il est éprouvant. Quelques ampoules aux mains, quelques bleus sur les fesses de ceux qui se sont cassés la figure en arrière alors que leur maigre corde cédait, sont là pour en témoigner. Alors pourquoi s’obstiner, nous qui ne sommes ni qualifiés, ni équipés en professionnels ? Sans doute parce que nous n’avons aucune confiance dans l’ANDRA pour supprimer elle-même son infâme verrue. Sans doute parce que nous avons trop bien vu comment la puissante agence a pu poursuivre les travaux après qu’ils ont été déclaré illégaux, se contentant d’un communiqué laconique où elle expliquait au tribunal qu’ils étaient, à ses yeux, nécessaires.
Pour certains, la technique du levier est la meilleure, parce qu’elle permet de travailler à un petit nombre, avec juste une maigre tranchée à creuser au pied du module avant de le soulever par sa base. Pour d’autres, c’est en tirant à la corde en grand nombre, à partir du sommet, qu’on avance le plus vite. On peut aussi combiner les deux méthodes. D’autres encore s’obstinent à rappeler qu’il est bien plus efficace d’alterner le côté par lequel le module est renversé, car cela évite qu’ils ne viennent se coincer dans leur chute. Et puis ça fait plus joli.
En tout cas les techniques circulent et s’échangent, les équipes se recomposent au gré des moments et des envies. Depuis déjà la fin de la première journée, on sait qu’on peut réussir à abattre plus d’un « petit » module par minute avec à peine huit personnes, tandis qu’il faut réunir une équipe conséquente de « tireurs » pour faire tomber un gros modèle. Il n’y a là aucun concours, juste une excitation partagée. Un sentiment mélangé que l’heure de la revanche est venue, et que les minutes nous en sont comptées.


À ma gauche, un vieux monsieur moustachu s’est saisi d’une pioche, et dégage un à un, depuis vingt bonnes minutes, les pieds des gros éléments dont nous nous occupons pour l’instant. Je lui ai demandé il y a dix minutes s’il voulait un relais, il a décliné ma proposition. Une camarade entonne alors de l’autre côté du mur, d’une voix impérative : « Hé il faut une personne derrière le mur pour relayer à la pioche, là. C’est urgent, il est en train de s’épuiser ! » Puis elle fait le tour du mur, et attrape le vieil homme par le bras : « Allez Monsieur, ça suffit maintenant, on vous relaie. Vous allez venir boire un bon verre d’eau avec moi. » Lorsqu’il se redresse en la remerciant, je remarque qu’il était en fait à bout de souffle. Ce soir-là, à la petite assemblée que nous ferons juste avant de quitter les bois, il nous lira un poème de Prévert qu’il avait sélectionné pour l’occasion : L’Effort humain.

 

Scène 7 : « La voiture jaune elle est à qui ? – Elle est à nous ! »


Soir du lundi, deuxième jour de démolition. La vague qui nous porte depuis la veille ne s’est toujours pas arrêtée. Nous avons fini de mettre à terre les odieux pans de mur, jusqu’à ceux qui restaient stockés en réserve. Les éléments qui tiennent encore debout ont été laissés en place volontairement, à de rares exceptions près. On se rassemble pour organiser le retour au bercail – qui nettoie les outils, où est-ce qu’on les met pour le trajet, combien de véhicules, combien de piétons, quel trajet, est-ce qu’on est sûr qu’il n’y a pas les flics, est-ce qu’on a des nouvelles des camarades restés au campement ? On se rappelle ensemble l’improbable transe qui nous a saisis suite à l’invitation des vidéastes. Une petite équipe se forme pour relayer la vigie de l’entrée du bois, alors que ceux restés pendant l’après-midi à un autre point d’observation nous rejoignent. On embarque quelques cageots remplis de morceaux du « mur de la honte » : on les vendra prochainement à prix libre pour financer la caisse anti-répression, il y en a toujours besoin. Et puis, l’un de ces morceaux pourra toujours être renvoyé en dédicace au maire de Mandres...
Le cortège s’ébranle tranquillement, à la vitesse que permet l’habituelle inertie collective. Une voix sort de la foule, reprenant sans s’en rendre compte la rythmique d’un slogan fameux : « La voiture jaune elle est à qui ?
– Elle est à nous ! », lui renvoient une dizaine de personnes hilares.
Le vrai conducteur de la voiture étant bientôt retrouvé, le trajet du retour prend la direction de la maison de la résistance. La douce lumière du soleil qui décline derrière les collines de la Meuse, après ces journées d’action inoubliables, nous ferait presque oublier les éoliennes industrielles qui en défigurent l’horizon et les nuits, à concurrence avec les interminables étendues de monoculture.
Une petite heure plus tard, nous gravissons épuisés les flancs du village de Bure. La sono mobile distille tranquillement les fabulations d’un camarade marcheur, sur fond de musique épique : « Alors que le galion pirate s’apprête enfin à faire escale... ». Nous avons été immobilisés par l’avarie d’un véhicule durant plus d’une demi-heure, au cours de laquelle Dyonisos nous a encore entraînés dans une danse effrénée. Pendant toute la réparation, la sono a diffusé sa musique disco au milieu de la route déserte, et nous nous sommes agités en rythme en criant et en nous projetant des mottes de foin. Les tubes de boîte de nuit ne se sont arrêtés que pour céder la place à un nouveau délire, qui accompagne paisiblement nos pas vers un repos attendu.


À quelques mètres de l’entrée du village, nous ferons pourtant une désagréable rencontre : les phares qui viennent de se figer devant le début du cortège sont ceux d’un utilitaire de couleur bleue. À peine arrêtés, les occupants du véhicule semblent changer d’avis, et ils reprennent d’un coup leur progression en direction de la foule. Les pneus crissent brièvement, quelques personnes frappent la carrosserie pour signifier au conducteur la dangerosité de son comportement. Ceux qui se trouvent sur son trajet s’écartent aussi vite qu’ils peuvent. Le véhicule s’insère, de justesse et à toute allure, entre une des camionnettes du cortège et un poteau électrique : les gendarmes forcenés s’enfuient dans la nuit tombante. Un appel aux « médics » se fait aussitôt entendre : une personne s’est faite rouler sur le pied, une autre a été heurtée au genou. On se demande un instant par quel miracle il n’y a pas eu de blessé plus grave. On échange sur la bêtise insondable de la logique gendarmesque, qui s’ingénie à créer un sentiment de surveillance permanente, mais peut dans le même temps placer une voiture isolée sur le trajet du seul groupe d’opposants dont elle est censée se soucier. On termine en se disant que si l’idée de s’en prendre violemment aux occupants du véhicule ne nous serait a priori pas venue à l’esprit, de tels événements sont de ceux qui en donnent fortement l’envie.
C’est donc un peu choqués que nous faisons halte à la maison de la résistance de Bure, avant de reprendre dans un ultime cortège le chemin du retour.

 

Épilogue : Jusqu’à la dernière limite


« Il y en a vraiment qui ne savent pas s’arrêter » : la phrase vient d’être lâchée sur un ton las, par une personne qui refuse de descendre de son véhicule à l’appel des camarades masqués qui s’activent devant la mairie de Mandres.
C’est qu’on avait parlé de laisser un bout de mur en dédicace au maire. Et que la mairie de Mandres, justement, on passe devant. Alors on dirait bien que l’idée de faire ça maintenant a semblé être LA chose à faire pour les occupants du véhicule de tête. Et peu importe, apparemment, que les gendarmes mobiles protègent la mairie, et qu’on le sache, depuis les dégradations de la veille. Peu importe que l’on soit tous crevés, peu importe que l’on se retrouve ainsi, sans l’avoir préparé ensemble, à exposer une quinzaine de véhicule et leurs occupants encore tâchés de la poussière de leurs coups de masse.
Les initiateurs de l’action, rejoints par de nombreux complices, s’avancent vers la mairie avec un lourd pan de mur entre les bras. Le groupe s’enfonce dans la nuit à quelques mètres du camion des gardes mobiles. Des silhouettes s’agitent, des cris fusent. Quelques longues secondes passent, les camarades se dirigent à nouveau vers les véhicules, certains font signe aux conducteurs qu’on peut reprendre la route. Un petit groupe est resté en retrait, ils semblent encore avoir quelque chose à ajouter à leur action. Les gardes mobiles commencent à s’agiter aussi, puis les retardataires rejoignent enfin le cortège qui repart au ralenti. Notre trajet croise au bout de quelques mètres la demi-douzaine de gendarmes, équipés et visiblement inquiets, enfin parés à protéger l’édifice municipal si nous devions nous en approcher à nouveau. Nous poursuivons notre route.
« C’était encore un moment magique », commentera plus tard une participante à l’action-express. Et il est vrai, après coup, que tout s’est bien déroulé dans cette brève livraison improvisée de colis dédicacé. Il restera pourtant tout aussi vrai que tout aurait pu mal tourner.
La lutte contre la poubelle nucléaire de CIGEO est faite, depuis le début de l’été, de cette alternance entre des séquences magiques où l’euphorie est générale, et d’autres plus clivantes où l’initiative de quelques-uns, forcément nécessaire à leurs yeux, est vécue par d’autres comme un passage en force inopportun. Dans les mauvais moments, les uns pourront alors râler sur l’inertie collective récurrente, qui contraint à ne pas attendre un laborieux consensus pour passer à l’action, tandis que d’autres viendront déplorer que des initiatives singulières prennent parfois le dessus sur le temps de l’indispensable élaboration commune. C’est qu’en réalité, nous sommes bien moins « organisés » que ne le prétend la préfecture lorsqu’elle veut nous dénoncer. Même si fort heureusement, nous progres-sons ensemble. Les coups d’éclat viennent porter les possibilités du moment jusqu’à leur dernière limite, et les temps de discussion viennent rappeler à tous la nécessité d’une réflexion commune sur les moyens, les risques et les conséquences de nos actions.
Et l’on atteint parfois, quand la recherche à tâtons des gestes opportuns entend les appels insistants à une attention partagée, ces moments de grâce où chacun se trouve exactement là où il veut et doit être, et peut déployer une énergie décuplée par la conviction de faire partie d’une communauté de lutte en action. C’est elle qui a abattu les 3800 tonnes de béton armé que l’ANDRA avait dressés entre nous et son projet macabre.

 

* * *


Le téléphone de l’équipe « media et auto-media » n’arrête pas de sonner. Les coups de fils des journalistes se sont enchaînés toute la journée. Ceux des soutiens, également. Bure est en train de devenir le nouveau front du combat antinucléaire.
Un coup historique a été porté, à partir d’un pari auquel presque personne ne croyait. Et pourtant il fut vital, dans une situation qui s’aggravait de jour en jour, ce pari que l’occupation du bois de Mandres, la déclaration de l’« été d’urgence », et la lutte immédiate, pied à pied, sur le terrain, pour faire stopper les travaux, permettraient de déployer une puissance encore inédite, et de déplacer sensiblement le rapport de forces. La confrontation sur le terrain est venue renforcer celle qui s’est faite au tribunal, qui a nourri en retour les appels à la mobilisation, la disposition générale à rejoindre les opposants, et la détermination de ceux-ci à poursuivre l’action jusqu’au bout.
Ainsi que le disait un opuscule récent, paraphrasant une citation de Günther Anders qui traitait justement de la lutte contre la société nucléaire, il est bel et bien des moments «  où éclot la certitude partagée que s’il existe la moindre chance – la plus infime soit-elle – de pouvoir peser sur la situation dans laquelle nous sommes pris, alors il faut la saisir ». L’histoire récente de la lutte contre CIGEO vient d’en faire une nouvelle démonstration. On peut s’attendre à ce que cette certitude soit de nouveau mise à l’épreuve prochainement. Il nous reste à faire en sorte d’être toujours plus nombreux à la partager.

 

Paris- Luttes Info, le 24 août 2016

 

https://paris-luttes.info/et-nous-avons-danse-sur-les-ruines-6573 

Zeige Kommentare: ausgeklappt | moderiert