De l’anarchisme à la communisation

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Ce texte -écrit au cours de l’été 2010 a circulé les mois suivants à quelques exemplaires- témoigne d’une rupture d’avec le courant insurrectionnaliste « anarchiste ». Loin d’être exempte de défauts, cette lettre vise à poser des questions fondamentales à un milieu de militants, sans prétendre être en mesure de les formuler avec clarté. Entre autres,  les prévisions  sur le cours du capitalisme et sur le destin du démocratisme radical se sont révélées erronées,  comme l’approfondissement de la crise et la diffusion globale du mouvement des « indignés » peuvent l’attester. D’autres points -l’importance donnée à la rupture des années 70, la critique de l’activité militante, etc. – restent à clarifier. Quoiqu’il en soit, cette lettre abordait, de la part de son auteur, un début de compréhension  du processus révolutionnaire comme communisation : en ce sens, elle a eu son utilité. (Janvier 2010) 

 

De la modestie qu’il convient au lutteur social

 

Chers camarades, je vous écrits cette lettre parce que je sens le besoins d’exprimer clairement certains de mes doutes sur l’activité que vous mettez en avant actuellement , en grande partie sans ma participation. J’ai pris une certaine distance, à diverses occasions depuis que je suis retourné à Bologne  l’hiver dernier, qui s’approfondit toujours plus. Je tente, depuis, une clarification individuelle. Je suis arrivé aujourd’hui à certaines certitudes  provisoires que j’expose dans les lignes qui suivent.

 

Je vous assure que mon intention n’est  pas de vous convertir à mon « école » ni de vous convaincre de quoi que ce soit : le dialogue socratique dans lequel les participants collaborent à la recherche de la vérité n’est rien d’autre qu’un mythe rationaliste. L’expérience quotidienne nous montre, par contre, combien le dialogue, les argumentations, la sagesse et le soi-disant « bon sens » sont inopérants à partir du moment il n’y a pas un certain accord préliminaire. Je ne suis donc pas le moins du monde porté à vous annoncer «  la Nouvelle Parole ». Je vais à la recherche de ceux qui pensent comme moi (au moins dans une certaine mesure) afin de partager des parcours. D’autre part, je n’aspire pas à conserver un savoir ésotérique, et j’entreprends donc la diffusion de ces réflexions critiques ; mais, comme leur élaboration n’a pas d’autre utilité pour moi, sinon celle d’avancer en clarification, leur diffusion peut uniquement servir à entrelacer des relations sur la base d’orientations convergentes, ou à interrompre d’autres qui sont marquées par un désaccord profond.

 

Personne ne mettra en doute que le gros de l’activité que nous avons déployé ensemble ces dernières années était (et est resté) fortement caractérisé par la volonté d’être « dans la rue » : occupations, tracts, manifestations, etc. A quoi visait cette présence organisée ? Qu’espère-t-on attendre, par exemple, de l’écriture et de la diffusion d’un tract aux « gens » ? Vous me répondrez, je pense, que chaque présence publique « communicative » vise à défendre une perspective de lutte, à son élargissement et son renforcement, en un mot, à convaincre les « gens ».

 

Je ne crois pas non plus  que mon action peut ou doit  viser à cela : pour en venir au fait, cela équivaut à faire de la propagande  -par la parole ou par l’action exemplaire-  le moteur de la transformation sociale.

 

Il y a à la base une conception selon laquelle  ­- je ne dirai pas  encore « aux prolétaires », parce que nous devront encore y arriver – mais aux « gens » il manquerait  quelque choses, et cette chose leur manquant c’est les révolutionnaires à pouvoir  et devoir la leur donner ( la conscience,  la contre information, etc.). Si cela se conçoit comme la médiation  entre les « gents » – qui seront plus tard les prolétaires -  et la révolution, entre l’être et la conscience,  parce que entre eux existe une césure totale, un fossé.  Les prétendus « révolutionnaires » veulent être un pont au dessus de ce fossé. D’où le travail de Sisyphe des groupes et groupuscules se trouvant vraiment à la « périphérie »  de l’être (donc de la classe) et leur volonté de paraître comme les sorciers et médiateurs de cette jonction avec la conscience.  D’une part, cette non jonction immédiate exige la continuelle justification : « nous sommes les seuls qui …, « nous sommes différents des autres… « etc. ; d’autre part, la conscience installée à l’extérieur doit posséder une transmissibilité afin d’être inoculée dans l’être de la classe, ce qui implique une mutilation de la théorie là où elle  ne trouve pas sa confirmation : « les gens ne comprennent pas les discours compliqués, etc. »

 

Je ne crois  pas que ce raisonnement soit tenable, encore moins du point de vue de l’efficacité pratique. Autant pour l’odieuse pédagogie qui l’imprègne.  Je parlais d’une discontinuité entre l’être et la conscience  qui doit être  médiée ; mais comment est-il possible qu’une telle césure vaut pour les autres et pas pour soi . ? Ou bien une telle rupture existe, indépassable  pour tous et donc la conscience  est impossible , ou bien la rupture n’a pas à priori des causes radicales et ne vaut pas plus pour les autres qu’elle ne vaut pour moi.

 

« La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée , oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. C’est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l’une est au-dessus de la société (par exemple chez Robert Owen) » Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

 

Ce discours, qui vaut pour toutes les vaines tentatives d’ « importer » une conscience, vaut également pour la soi-disant contre information. On communique toujours réellement en regard de ce que l’on a en commun. En dehors d’une condition commune, effectivement appréhendée, d’une communauté de lutte déjà existante, la diffusion quelle qu’elle soit,  (« il y a cette lutte à tel endroit », ils ont arrêté untel pour ce motif » », etc.) est tout-à-fait inutile : ce ne sera rien de plus qu’un fait dans le flux irrépressible et superflu qui nous inonde  quotidiennement.

 

Les notions mêmes d’ « intervention » ou de « présence publique » trompent la perception d’une extériorité à l’espace-temps dans laquelle se développe la contradiction des classes.

 

Voulons-nous forcer les autres à faire quelque choses qu’ils ne font pas ? Mais ceci est précisément l’essence de la politique. Nonobstant les déclarations d’intention, on jette seulement  par la porte ce qu’on veut faire entrer par la fenêtre. S’occuper  de ce que nous appelons la « politique » n’est pas une chose dont on se libère facilement, simplement un choix subjectif, une habitude de pensée, contre lequel il suffirait d’opposer un rejet moral : c’est une forme dans laquelle l’activité totale des humains est  scindée historiquement. La politique comme profession naît et prolifère à partir d’un certain grade de division sociale du travail : le métier consistant à rassembler les hommes en vue de fins déterminées prospère seulement là où ils sont divisés et contraints dans leurs activités parcellisées. De cela découle la pensée politique,  soit la disposition (active) à organiser les autres, ou celle (passive) à se laisser organiser. Si l’on peut faire une analogie avec ce que nous appelons la « religion » : les phénomènes comme le New Age et autres syncrétismes actuels sujets à de multiples déclinaisons individuelles (les soi-disant religions faites pour soi), démontrent que le désir vers l’accès à l’ultra mondain peut revêtir des formes bien différentes des grandes croyances historiques comme le Christianisme, L’Islam, etc. Mais quelle est la structure commune de fond qui les rassemble ? Toujours les références à un ordre de l’être, nécessairement prédéterminé, auquel se conformer : un « devoir être » en somme.

 

Maintenant je m’interroge : comment fonder une éthique individuelle ou collective sans instituer une transcendance ? Et combien de fois, sans s’en rendre compte, il a été fait appel à une pareille éthique détachée de l’histoire ? La révolution règle la question du « devoir » et du « pouvoir »  puisqu’elle en affronte les causes. Le communisme signifie un monde au delà du bien et du mal. Un monde dans lequel l’activité humaine n’est plus séparée parce que toutes les conditions qui déterminent  la séparation (en premier lieu le travail)  n’agiront plus ; ce n’est pas la réalisation de bons sentiments, mais le communisme porte un lui un rapport social  structurellement autre que celui du capitalisme.

 

Marx critiquait la religion, la politique et la philosophie en un seul et même mouvement et non cas par cas. Dans ses textes, il est n’est pas rare de le voir aux prises du  scientisme et du progressisme ; Il reste que toute la polémique contre les « socialistes utopistes » de son temps  était animée de motifs profondément justes : se réclamer de la science signifiait, dans de telles circonstances, comprendre le communisme non comme une « belle idée » née dans la têtes de penseurs isolés, mais comme une force matérielle  qui traverse la réalité. Mais il savait aussi intégrer les apports valides de ces esprits.

 

« Le communisme, pour nous, n’est pas un état de choses qui devra être instauré, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état de choses présent ». K. Marx, L’idéologie allemande, 1946).

 

Entendre la théorie comme un discours normatif sur la réalité (ce qu’il faut faire et ne pas faire, ce que les autres devraient faire) est vraiment la pire façon de faire : c’est encore l’exigence d’un « devoir être ». La fonction de la théorie n’est pas d’être un livre de recettes : elle est toujours le produit de ce qui est déjà en marche, et le mouvement auto-réflexif de la transformation en marche.

 

Maintenant, comment se comporte le militant politique ? Comment se relie-t-il, par exemple, à la théorie ? Il attend d’elle qu’elle lui dise ce qu’il faut faire, et quand il croira avoir compris, il commencera à briser l’âme des autres afin qu’ils l’imitent. Dans tout cela il agit toujours au travers d’une vision qui lui demeure extérieure et qui change bien peu dans sa vie ; il croit se lier à un mouvement, se situer au centre de la réalité sociale, mais, en vérité il s’en sépare.

 

Quand, même une action, disons une action d’ « attaque », dépourvue de toute fonction symbolique, motivée seulement pour des questions économiques, il ‘en demeure pas moins qu’une telle action demeure une action militante si celui qui y participe agit comme le défenseur du malheur des autres, historiquement, ce type de comportement a renforcé bien plus la passivité des principaux  intéressés qu’il n’a stimulé derniers à agir par eux-mêmes.   .

 

« Tant que les sectes ont une justification (historique), le prolétariat n’est pas encore mûr pour un mouvement indépendant . Dès qu’il atteint la maturité, toutes les sectes  deviennent essentiellement réactionnaires » Karl Marx, Lettre à Bolte, 29-11-1871).

 

D’autre part, il me semble par ailleurs paradoxal de vouloir affirmer la pertinence  et la nécessité du rôle des « révolutionnaires » dans l’émergence de la  consciente adéquate en faisant circuler certaines informations, en pratiquant des actions exemplaires, et en même temps ne pas pointer un secteur social à qui s’adresser.  Vouloir éduquer le prolétariat, à la limite passe encore (si vraiment…) mais vouloir éduquer cette merde interclassiste que sont « les gens » me semble franchement un peu trop.

 

La position la plus répandue chez vous, me semble-t-il, -­- comme je la comprend aujourd’hui – peut se résumer en deux postulats :

 

1) la révolution demeure possible, mais sera l’oeuvre d’individus génériques, les distinctions de classe ayant été dépassées ( pour le moins partiellement)  par l’évolution du capital ;

 

2) il est possible de positionner et pratiquer des parcours qui poussent à l’action subversive de ces individus génériques .

 

Je suis convaincu du contraire : d’un côté, il continu à exister une division de la société en classes, et que la contradiction entre elles constitue le moteur de chaque révolution future. Étant donnée la valorisation de la valeur  –  et donc l’extorsion de la plus-value-  l’activité fondamentale qui pousse en avant ce monde et, étant donné encore et toujours le travail – et le travail productif non moins que dans le passé-  la médiation obligée à travers laquelle doit passer la valorisation, continue à générer la contradiction fondamentale à la base de la société. Donc, en vertu de sa position interne à la reproduction du capital – dans la mesure où il la rend possible mais, pour la même raison, il peut la détruire – le prolétariat reste le sujet historique de la révolution et de la lutte des classes et l’unique dynamique réelle et possible de cette dernière. 

 

D’autre part, je ne crois plus à aucune médiation externe entre prolétariat et révolution : « Il n’y a pas d’organisations autonomes du prolétariat qui ne soient en même temps activité du prolétariat qui communise le monde et ,avec le monde, lui-même. Par conséquent, il n’y a aucun problème d’intériorité ou d’extériorité des révolutionnaires par rapport au prolétariat ». (la Banquise, le roman de nos origines, 1983)

 

En dernière instance, tous les problèmes relatifs au rapport avec les « masses » apparaissent dès lors qu’on cherche une extériorité. La distinction entre « mouvement ouvrier » et « conscience socialiste » , apparue vers la fin du XIXe siècle et renforcée par presque tous les courants réformistes et révolutionnaires dans le siècle suivant, se matérialisa dans la séparation historique entre lutte économique ( le syndicat, la tactique, etc.) et lutte politique (le parti, la fédération , la stratégie, etc.) dans le le but de la réalisation d’un programme ; cette distinction  a été dépassée, non dans le monde des idées, mais dans les faits par la minorité radicale des années 70. Ce qu’elle tira de cette expérience ce fut « la certitude sans précédents historiques : la possibilité d’un communisme réalisable sans « transition ». (Giorgio Cesarano, Piero Coppo, Joe Fallisi, Cronaca di un ballo mascherato, 1974), « la costruzione dell’ordine nuovo nella distruzione di quello vecchio » (« Ludd. Bollettino d’informazione », n.1, ottobre 1969). Retenons qu’à partir de la question de la « transition » (bien présente aussi bien dans l’anarchisme officiel  d’hier comme d’aujourd’hui) dérivent des problématique telles que la conquête du pouvoir, l’alliance avec d’autres classes sociales, etc.

 

« Dans la quinzaine d’années que symbolise la date de « 68 », une perspective différente apparaît, reliée à ces trois courants tout en les dépassant: le refus de l’organisation syndicale et partidaire; le rejet de toute phase transitoire visant à créer les bases du communisme, lesquelles existent pleinement; l’exigence d’une transformation de la vie quotidienne, de nos façons de nous nourrir, loger, déplacer, aimer…; le refus de la séparation entre révolution « politique » et « sociale » ou « économique », et de la séparation entre destruction de l’État et création de nouvelles activités porteuses de rapports sociaux différents; la conviction enfin que toute résistance au vieux monde qui ne l’entame pas de manière décisive en tendant à l’irréversible, finira par le reproduire. Tout cela, un terme insatisfaisant mais que nous adoptons provisoirement le résume: la révolution comme communisation ». (Karl Nesic, L’appel du vide, 2003)

 

Mon hypothèse théorique – qui s’expose à être contredite par les faits, comme toutes les autres- est que cette perspective communisatrice, apparue dans les années 70 à partir d’une minorité en Europe et au USA, sera  fortement reprise et étendue quand le prolétariat sera en mesure de se positionner offensivement au capital (ce qui n’est exactement pas à l’ordre du jour).

 

Dans tout cela, je ne crois pas que les soi-disant « révolutionnaires » puissent avoir une position et des « tâches » si différentes de celles des autres prolétaires, salariés ou   chômeurs. Je ne pense pas qu’il soit possible de dire avec précision  ce qu’ils « doivent » faire. La seule indication qu’il m’est possible de donner, c’est qu’à partir d’une approche non militante, non activiste, franchement anti-politique, il peuvent s’auto-organiser à partir de leurs propres besoins individuels et sociaux comme tous les autres prolétaires.

 

De nos jours, la critique sociale n’est  pas en bonne santé. Peut-on dire  qu’elle souffre d’un manque de diffusion ? On  pourrait également affirmer qu’elle souffre de surexposition : elle est devenue un lieu commun qui croit connaître tout par cœur.

 

Ainsi, pour un exemple,  la supposition selon laquelle « le capitalisme génère ses propres fossoyeurs » apparaîtra à beaucoup comme un dogme archéo-marxiste sans que la compréhension n’aille au delà. Et donc, à la lumière des faits, seule la contradiction entre le capital et le prolétariat peut produire son propre dépassement : suppression de la valeur, de la propriété, de l’État, etc. Concevoir le rapport social capitaliste comme quelque chose d’homogène et stérile conduit à chercher à l’extérieur  ce qui les oppose, en quelque sorte ce qui les précéderait ou en quelque sorte les accompagnerait. Mais l’opposition est à l’intérieur du rapport social tel quel : elle se trouve à l’intérieur du rapport social, tant que la survivance du capital passe à travers l’activité du prolétariat. C’est ce caractère contradictoire  du rapport social qui offre un potentiel de sortie. Les individus ne sont ni « influencés » ni « corrompus »  par le rapport social. La solution se trouve en eux seulement dans la mesure où ils sont le rapport social, et vivent la contradiction qui le structure.  Autrement, je le répète, il faut aller chercher, allez savoir, ce qui précède la contradiction : quelque chose de nécessaire comme « redécouvrir », « récupérer » ; c’est de toute façon une spéculation arbitraire, quelles que soient les traits qu’au fur et à mesure elle emprunte.

 

Les luttes qui se sont développées à partir de la fin des années 60, de toute façon à la marge des conditions salariales (contre la pollution, la psychiatrie, les prisons, etc.) tiraient leur force du fait d’avoir la lutte des classes comme substrat immédiat : l’amiante, la psychiatrie, la galère des prisons étaient perçues comme les armes du patron. Cela avait une double signification : d’une part, le mouvement prolétarien  d’alors, ou au moins une partie de celui-ci, était devenu le centre d’attraction aussi pour ceux qui étaient exclus  du salariat  (des étudiants aux délinquants et emprisonnés) ; d’autre part, cette minorité devenait désormais porteuse d’une critique  totale du système. Chose qui advient quand la lutte des classes perd de son intensité, jusqu’à presque disparaître, comme dans toutes les périodes de contre révolution ? Ces luttes, extraites de leur centre d’attraction, tendent à s’enrouler sur elles-mêmes. Sans une reprise de la lutte des classes il est impossible qu’elles, si jamais elles existent réellement (comme depuis des années à Val di Susa contre le TAV, par exemple), réussissent à dynamiser le contexte social, à « débloquer » la situation ; tôt ou tard, elles arrivent à une impasse. Il faut convenir que le niveau de confrontation avec l’État et les forces de l’ordre ne peut jamais être un indicateur fiable de la maturité d’une lutte, ni révéler de quoi est elle porteuse : sociaux-démocrates et conservateurs de tous genres se sont aussi confrontés quelques fois à l’État et sa police, sans que leur violence ait eu un quelconque contenu révolutionnaire..

 

Il n’y a pas un patrimoine particulier du mouvement révolutionnaire qui puisse prétendre à la pureté,  qui permette de comprendre tout court et à cœur léger.

 

Des courants différents, qui furent pour le moins en contact avec une critique pratique, laquelle n’est pas toujours possible, ont exprimé quelques profondes vérités. Il suffit de penser à la Gauche communiste italienne (« bordiguistes »), aujourd’hui méconnue,  qui, bien que dans le cadre d’un marxisme rigide, a souvent défendu des positions très respectables : contre les fronts-populaires antifascistes, contre le pédagogisme, contre le mythe de la science et de la technique. Ensuite la Gauche allemande (« conseillistes »), l’Internationale Situationniste, et évidemment l’anarchisme tant collectiviste qu’individualiste, et d’autres encore. Ces courants ont été et restent tous également unilatéraux. On ne peut retenir d’eux que des éléments permettant une synthèse possible, par ailleurs toujours à faire et à refaire.

 

« Les anarchistes ont à réaliser un idéal. L’anarchisme est la négation encore idéologique de l’État et des classes, c’est-à-dire des conditions sociales mêmes de l’idéologie séparée. C’est l’idéologie de la pure liberté qui égalise tout et qui écarte toute idée du mal historique. Ce point de vue de la fusion de toutes les exigences partielles a donné à l’anarchisme le mérite de représenter le refus des conditions  existantes pour l’ensemble de la vie, et non autour d’une  spécialisation critique privilégiée ; mais cette fusion étant considérée dans l’absolu, selon le caprice individuel, avant sa  réalisation effective, a condamné aussi l’anarchisme à une incohérence trop aisément constatable. L’anarchisme n’a qu’à redire, et remettre en jeu dans chaque lutte sa même simple conclusion totale, parce que cette première conclusion était dès l’origine identifiée à l’aboutissement intégral du mouvement  [...]  Sans doute, cette conception conserve de la pensée historique du prolétariat cette certitude que les idées doivent devenir pratiques, mais elle quitte le terrain historique en supposant que les formes adéquates de ce passage à la pratique sont déjà trouvées et ne varieront plus. […]  L’illusion entretenue plus ou moins explicitement dans l’anarchisme authentique est l’imminence permanente d’une révolution qui devra donner raison à l’idéologie, et au mode  d’organisation pratique dérivé de l’idéologie, en s’accomplissant instantanément ». Guy Debord, la société du spectacle , 1967

 

Cette critique de l’anarchisme reste, après plus de quarante ans, tant impitoyable que véridique et équilibrée. Il ne faut pas confondre « immédiateté du communisme » avec « instantanéité ».

 

La théorie et la pratique  anarchiste, comme elle se manifeste aujourd’hui, tend à voir les limites des luttes comme des limites externes, imposées. D’où la vaine pratique de « pousser » durant les manifestations : on croit pouvoir « libérer » quelque chose qui existe mais qui reste bloqué (par les bureaucraties du mouvement, par les soi-disant « pompiers », etc.). En réalité, ces limites sont sans exceptions internes et le produit des luttes mêmes. Regardons encore une fois le passé, l’histoire du vieux mouvement ouvrier. Les bureaucraties syndicales et des partis ne sont pas tombées du ciel, elles non tout simplement pas été « imposées ». Elles sont le produit de l’activité propre au prolétariat, des problèmes qu’il a rencontré sur la voie de son organisation, du fait qu’à un certain moment de son histoire il n’a pu résoudre des problèmes qu’en délégant des fonctions de direction à une catégorie spécifique de dirigeants. Qu’arriva-t-il en Russie après 17 ? Comment le parti bolchevique réussit-il à « monopoliser » les soviets, à les priver de toute fonction et ensuite les faire disparaître ? En réalité, les membres du parti de Lénine étaient les seuls à faire des propositions concrètes et c’était ces propositions qui « passaient ». Tout le reste n’était que bavardages sans suites.

 

D’un autre côté, toutes les tentatives historiques de jeter les bases d’un dispositif contre les directions ont toujours failli. Encore aujourd’hui, la base (toujours plus dérisoire) du démocratisme radical, ce qui reste entre Nichi Vendola et les restes de l’autonomie, a les chefs qu’elle mérite . (http://fr.wikipedia.org/wiki/Nichi_Vendola ) .

 

Il n’y a pas de volonté qui tienne. Quand la volonté devient la valeur suprême, alors le délire pointe son nez.

 

La condition de subordination aux destins du démocratisme radical subit par le mouvement d’action directe le met dans une position identique à celle du vieux gauchisme (Lotta Continua, Potere Operaio, etc) par rapport au PCI : c’est la tentative d’incarner le « vrai » anticapitalisme, le « vrai » antifascisme, pour gagner la « base de masse » du réformisme. Mais sans un espace  de mobilité autonome, le jeu n’en vaut pas la peine : quand le PCI se dissout, Lotta Continua n’existe déjà plus. De plus, entrant en compétition avec le PCI et, parmi eux, certains personnages animés des meilleurs intentions se transformeront en une bande de gangsters, en un racket.

 

Quiconque prétend intervenir dans le but de libérer de leurs propres  limites les luttes actuelles ne peut que reproduire ces mêmes limites.

 

« Le démocratisme radical est l’activité qui formalise les limites de la lutte de classe de ce cycle comme un horizon indépassable ; le mouvement d’action directe se veut la formalisation de la dynamique de ce cycle abstraite du cours immédiat de la lutte des classes, il transforme la lutte des classes en un combat entre deux situations individuelles abstraites : la subversion et la soumission. Pour le mouvement d’action directe et pour le démocratisme radical, il ne s’agit plus que d’une lutte portant sur la socialisation de libres individus : la bonne, subversive et libre, contre la mauvaise, contraignante et aliénée » (Théorie Communiste n° 17, p. 73)

 

Quand on dit : « interrompre la normalité », « créer de moments de rupture », on ne parle que de modalités de lutte à l’intérieur d’une lutte de classe (et même la révolte est une de ces modalités) : il est question d’un rapport social différent de celui du capitalisme qui se manifesterait instantanément dans de tels moments. Ce ne serait plus une lutte à l’intérieur d’un rapport social contradictoire, mais deux rapports sociaux différents qui s’affrontent face à face. L’on perd ainsi le sens de la rupture totale si en fait le nouveau rapport social est déjà présent dans le style de vie individuel (de l’alimentation à la préférence musicale) comme dans le mouvement collectif  (la fameuse mais jamais entrevue « manière de vivre ensemble »), il suffira  simplement que tout cela s’étende . Je dis cela pour montrer comment le démocratisme radical et le mouvement d’action directe ont bien des choses en commun et beaucoup plus qu’ils ne le pensent ; ils pratiquent de façon similaire  leurs activités respectives sur une base matérielle commune dont ils s’autonomisent : la lutte des classes.

 

Désormais le démocratisme radical est sur la voie du déclin. Commerce éco-solidaire à part, son réformisme moralisant est sans perspective et a été incapable de s’imposer socialement. Il pourrait perdre dans les années qui viennent les derniers bastions qu’ils lui restent. Et qu ’en sera-t-il et du « mouvement d’action directe » ?  Il s’y manifeste des tendances opposées. Une partie d’entre elles rejoindra certainement la lutte des classes. Cette contribution témoigne de cette tendance.

 

De ce qui précède, comprenez bien que je n’ai aucun intérêt à poursuivre le chemin parcouru jusqu’à présent, sans pour autant nier ou dénigrer à posteriori, ce qui serait vraiment absurde. Vous restez bien entendu (quasi) les seuls avec qui avoir un rapport politique a du sens, les points problématiques sur lesquels je me suis penché un peu sommairement m’empêche aujourd’hui de participer à une action commune avec vous : ce serait une auto-mutilation et, en outre, une attitude peu honnête envers vos combats.  .

 

Mais ne craignez rien, vous me rencontrez encore longtemps.

 

la vanità tua e mia

 

all’espressione timida

 

d’un timido confronto,

 

lo stesso andremo fieri:

 

come l’amore dico.

 

Come l’amore non sappiamo dove e perché

 

come l’amore non possiamo forzare o sfuggire

 

come l’amore spesso noi piangiamo

 

come l’amore raramente rispettiamo »

 

(Wystan Hugh Auden, Un’altro tempo, 1940)

 

Robert Ferro,

 

Passo Principe sul Catinaccio, luglio 2010