L’analyse critique de la blanchité (critical whiteness) et le No Border Camp

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Après le No Border Camp à Cologne 2012. Une critique des débats anti-émancipatoires sur l’analyse critique de la blanchité et le pouvoir de définition

Certain*es d’entre vous en ont probablement déjà entendu parler : cette année, au Camp No Border à Cologne, des conflits considérables se sont produits entre les participant*es. Certains de ces différends ont des antécédents qui remontent à la préparation du camp : environ six semaines avant le début du camp, des voix se sont élevées de plus en plus fort pour exprimer une critique radicale de la domination blanche [1]. À ce moment-là déjà, la critique s’est heurtée à des résistances. Certains groupes et personnes majoritairement blanc*hes ont annoncé que, pour protester contre la forme et le contenu de cette critique, illes n’allaient pas participer au camp et/ou se désengageaient de leurs tâches. De plus, un texte que le groupe de travail en charge du programme du camp (« Choreo-AG ») envoyait aux personnes souhaitant proposer des ateliers au camp a fait l’objet d’un veto. Ce texte abordait en toute transparence les discussions internes menées au sujet des contradictions, des difficultés et des possibilités que présente l’engagement politique de personnes blanc*hes contre le racisme. Le texte était aussi un appel lancé à quiconque parle de racisme à réfléchir à sa propre position au sein de la société. Après le veto, le groupe a cessé d’envoyer ce texte.

 

Pendant le camp, on a observé une escalade du conflit. Lundi, lors de la séance de lancement de la journée d’atelier sur l’analyse critique de la blanchité (critical whiteness), une critique radicale de l’ensemble de la situation dans le camp a été exprimée (visant entre autres les structures de domination blanches). Une activiste blanc*he a alors lancé des interpellations et tenté de perturber le déroulement, le tout de manière agressive. À partir de là, nous notamment, co-auteur*es non blanc*hes de ce texte, avions le sentiment que l’ambiance au camp était tendue et à cran.

 

Indépendamment de ces tensions, plusieurs cas d’offenses racistes se sont produits par la suite, toujours durant le camp. Certains de ces incidents se sont déroulés pendant un atelier consacré au thème « Résistance contre les discriminations sexistes et racistes » proposé par l’organisation de femmes migrantes Agisra, auquel assistaient des activistes blanc*hes pour la plupart. Plutôt que de donner, comme prévu, le même atelier sous une forme inchangée le jeudi et de risquer ainsi que la violence raciste et hétérosexiste survenue auparavant se répète, les personnes affecté*es [2] et celles*ceux qui les soutenaient ont, en accord avec le groupe Choreo-AG et avec Agisra, proposé de réfléchir collectivement à la violence raciste qui s’est produite au camp. À travers deux déclarations, les personnes affecté*es se sont exprimées au sujet des incidents survenus lors du premier atelier, soulignant qu’il n’était pas question d’attribuer la responsabilité à Agisra et critiquant plutôt les structures de domination blanches du camp : à l’origine, c’est parce que ces structures de domination existent qu’il a été possible, d’une part, que des personnes blanc*hes puissent tenir des propos racistes sans avoir à en subir aucune conséquence et, d’autre part, que l’avis des personnes affecté*es qui ont ouvertement critiqué ce fait durant l’atelier puisse être complètement ignoré. Sur ce, les personnes affecté*es ont proposé de discuter ensemble de ce que le camp tout entier peut faire pour éviter que la violence raciste ne se répète de la même manière. Avant que cette discussion ne commence, un conflit est survenu entre l’une des personnes affecté*es et une représentante d’Agisra, les participant*es à la discussion on alors marqué une pause durant laquelle le conflit a pu être géré de manière collective et constructive. Les personnes affecté*es, celles*ceux qui les soutenaient ainsi que la représentante d’Agisra ont été tout à fait en mesure de régler ce conflit entre elles*eux. Cependant, durant cette pause, une atmosphère hostile aux personnes affecté*es et à leurs soutiens s’est propagée parmi les personnes qui attendaient et de nombreuses personnes intéressées, nouvelles dans la discussion, sont venues les rejoindre. Après la pause, l’assemblée présentait donc une nouvelle composition marquée par une ambiance clairement différente et plus agressive. L’assemblée n’a pas pu commencer la discussion après la pause parce que ses membres ne parvenaient pas à s’accorder pour adopter le cadre de discussion souhaité par les personnes affecté*es, qui étaient elles*eux-mêmes à l’initiative de la discussion. En effet, un débat agressif au sujet du signe « stop » a occupé l’assemblée et a empêché l’échange proposé initialement sur les stratégies collectives contre la violence raciste et la domination blanche dans le camp d’avoir lieu (le signe « stop » est un signe de la main. Le groupe de préparation s’était mis d’accord pour l’employer. En cas d’offense raciste ou sexiste, ce signe permet aux personnes affecté*es d’interrompre la prise de parole discriminatoire http://noborder.antira.info/fr/stop-zeichen/#more-1386). Que ce soit dans le cadre de la discussion proposée par des personnes affecté*es ou après, les participant*es du camp n’ont pas réussi à gérer de manière collective, responsable et partiale [3] les incidents de violence raciste survenus sur le camp. Durant la discussion (empêchée) du jeudi, une autre offense raciste s’est produite. La personne affecté*e par cet incident a quitté le camp le vendredi, après quoi plusieurs groupes assurant l’infrastructure du camp (la tente d’info, le groupe de sensibilisation et soutien (Awareness-Gruppe), une partie du groupe de presse, une partie du groupe de traduction et, à certains moments, la cuisine) ont suivi l’appel à la grève lancé dans la déclaration publique de la personne affecté*e. Voilà le court résumé des évènements du camp de notre point de vue.

 

À partir des évènements survenus pendant le camp s’est développé un débat qui occupe actuellement le milieu de gauche, et dont l’enjeu principal est d’identifier la « bonne » conception de l’analyse critique de la blanchité et du pouvoir de définition (Definitionsmacht). Une autre interrogation centrale dans débat consiste à savoir sous quelle forme la critique de structures et de comportements racistes peut et doit être exprimée par des personnes affecté*es. L’enjeu de ce débat fort disputé n’est donc autre que la légitimité à interpréter des pratiques et concepts émancipateurs tels que l’analyse critique de la blanchité et le pouvoir de définition.

 

Nous considérons qu’il est politiquement nécessaire d’apporter une contribution critique au débat actuel. Nous espérons que le débat puisse se réorienter pour se saisir des questions que soulève pour nous la critique des structures de domination blanches au sein du mouvement. La discussion collective n’a jusqu'à présent pas abordé le contenu de la critique des structures de domination blanches. La critique radicale de la domination blanche au sein du milieu antiraciste [4] constitue une opportunité de changement qu’un mouvement de gauche ne doit pas manquer. Le fait que le débat se cristallise sur les questions nommées plus haut représente à nos yeux un rejet, conscient ou inconscient, et un boycott de cette nécessaire discussion. Il est possible qu’une critique radicale de la domination blanche, des privilèges et du manque de réflexion sur ces privilèges aille à l’encontre de la perception de soi comme un*e « antiraciste » qu’ont les activistes blanc*hes et soit déstabilisante ou suscite des incertitudes. Il faut évidemment que ces incertitudes soient prises au sérieux et puissent être exprimées. Elles représentent un point de départ important et positif pour lancer des processus de réflexion et de désapprentissage de la domination blanche. Mais pour cela, il faut des espaces spécifiques et il faut être conscient*e que ces incertitudes ne peuvent pas être exprimées dans n’importe quelle situation ni devant toute personne. Ces incertitudes peuvent aussi être l’expression d’un déplacement de l’attention qui s’éloigne alors des intérêts des personnes affecté*es dans un mouvement de retour autocentré sur les blanc*hes.


L’incertitude ou la déstabilisation blanche décrite ci-dessus ne justifie en aucun cas les réactions à la critique des structures et comportements racistes observées durant la préparation du camp, au camp même et lors les débats qui ont suivi. Nous considérons que les discussions actuelles sont par certains aspects extrêmement problématiques : ainsi, la discussion a désigné précipitamment des responsables supposé*es porter toute la charge des problèmes survenus (citation : « un certain groupe de Berlin »). Des personnes affecté*es par le racisme qui ont émis une critique se sont vues attribuer la responsabilité de l’échec du camp. De plus, on observe à travers toute la discussion que la critique de la domination blanche est dramatisée et reçue sur un mode scandalisé. Des personnes ont parlé par exemple de soit disant « interdictions de parler » ou de « racisme anti-blanc ». De tels propos et attitudes rendent impossible toute discussion du contenu de la critique. En outre, les descriptions du conflit qui ont été publiées jusqu’alors présentent de nombreuses omissions de nature à faciliter une lecture des évènements qui ne prenne pas au sérieux les éléments centraux de la critique des structures de domination blanches. Par exemple, dans un article sur le camp publié récemment dans le journal Jungle World [5], les offenses racistes qui ont eu lieu pendant le camp ne sont même pas mentionnées. De telles omissions aboutissent à une représentation simpliste des conflits. Cela empêche de mener une réflexion critique sur les évènements et sur leur dimension raciste, empêche la nécessaire (auto-)critique que doit mener le milieu de gauche en interne, et empêche ainsi de rompre avec les structures racistes au sein de ce milieu.

 

En ce sens, cette déclaration est surtout un appel que nous lançons aux activistes blanc*hes du mouvement antiraciste à se mobiliser en vue de mener une discussion sur le contenu de l’analyse critique de la blanchité et de la critique de la domination blanche. Ci-dessous notre position sur quelques points selon nous problématiques.

 

 

 

+++ Une question de solidarité +++

 

La réflexion sur l’analyse critique de la blanchité et sur la domination blanche sont présentes depuis le début de la préparation du camp. Si un consensus explicite régnait au sein du groupe de préparation quant à l’importance de mener cette réflexion, le sujet en lui-même n’a quasiment pas été abordé collectivement. Le sujet a été externalisé, évacué dans un groupe de travail, et la discussion des points que ce groupe de travail inscrivait à l’ordre du jour des réunions a été plusieurs fois ajournée, reportée à la prochaine réunion. L’ouverture initialement affichée envers le sujet de l’analyse critique de la blanchité est restée sans effet tangibles. La conséquence en a été, par exemple, qu’il n’y avait sur le site du camp aucune structure de sensibilisation et soutien des personnes affecté*es par le racisme pourraient trouver le soutien de personnes non-blanc*hes. De plus, les effectifs de traduction prévus pendant la préparation étaient insuffisants, par conséquent, les traductions en différentes langues du site internet et du matériel de mobilisation ont été soit inexistantes, soit disponibles très tard. En outre, aucun soutien ou presque n’a été proposé aux activistes résidant hors de l’UE pour effectuer les demandes de visa Schengen. Ces carences (travail de soutien, traduction, question des visa) sont révélatrices du fait que le point de vue dominant durant le processus de préparation était un point de vue de personnes blanc*hes, germanophones et dont le droit de séjour est assuré.

 

Environ six semaines avant le camp, une critique des privilèges blancs, du manque de réflexion sur ces privilèges et de la solidarité blanche [6] a été exprimée au sein du groupe de préparation. Après cette critique, il était difficile de continuer comme avant. À ce moment là, un rejet immédiat de cette critique s’est manifesté. Le rejet visait principalement la forme sous laquelle la critique avait été exprimée (« trop agressive », « trop personnelle », « pas assez solidaire »), mais ne portait quasiment pas sur son contenu et n’en tirait pas les conséquences pour l’organisation du camp.

 

Rejeter la critique de la solidarité blanche et de la domination blanche au motif que cette critique est exprimée d’une manière trop désagréable et pas assez solidaire est un schéma argumentatif récurrent. Ainsi, de longs débats se sont attardés sur la question de savoir si celles*ceux qui se sont présenté*es devant l’assemblée plénière majoritairement blanche et y ont énoncé une critique ne l’ont fait avec suffisamment de gentillesse. Si leur posture (les bras croisés), le ton de leur voix et leur manière de se présenter en groupe n’a pas été trop agressives. En revanche, personne n’a jusqu’à présent mentionné le fait qu’il y a eu, dans cette assemblée et aussi dans d’autres situations, des réactions qui sont à nos yeux absolument dénuées de solidarité et qui venaient de personnes blanc*hes, dont certain*es sont très établi*es dans le milieu de gauche. Ainsi, certaines personnes ont tenté d’interrompre la critique des structures de domination blanches et d’empêcher l’assemblée d’écouter en coupant la parole aux oratrices*teurs et en perturbant le déroulement de la discussion. La démarche des personnes affecté*es par le racisme visant à soumettre à la discussion publique la question des offenses racistes et de la domination blanche au camp s’est heurtée à un refus et a été taxée de ridicule au motif qu’il s’agissait de « gamineries » et « nombrilisme ».


Il y a dans le
débat actuel une absence de solidarité avec celles*ceux qui expriment une critique de la situation structurellement raciste au sein du mouvement. En revanche, dans le même temps, on observe une forte tendance à être solidaire des personnes critiqué*es et à faire preuve d’empathie en comprenant leur malaise. En invoquant dans les discussions une atmosphère de peur, d’incertitude ou d’intimidation, la critique de la domination blanche est traitée unilatéralement sur un mode dramatique et scandalisé. Cette argumentation omet un élément, c’est qu’avant que ne s’exprime la critique prétendument non solidaire, les espaces communs n’étaient pas dénués de violence et d’agression, et que tout le monde n’y évoluait pas sans peur. La revendication répétée d’avoir une atmosphère de discussion dans laquelle les blanc*hes puissent s’exprimer sans avoir peur et sans être interrompu*esmême s’illes « faisaient des fautes » et reproduisaient des comportements et/ou discours racistesnous semble tout aussi problématique. Ainsi, la réponse apportée à la critique de la solidarité blanche est justement la solidarité blanche. Nous, les co-auteur*es blanc*hes de cette déclaration, plaidons pour une autre manière d’être ensemble tienne en compte des privilèges et de la marginalisation structurels. Le signe « stop » et le fait d’exiger que les blanc*hes écoutent d’abord avant de réagir participent l’un comme l’autre d’un effort visant à reconnaître la légitimité effective des points de vue marginalisés, que la normalité sociale leur dénie en permanence. Appendre à écouter, à reconnaître et à prendre au sérieux les points de vue marginalisés, tout cela fait partie du processus de travail des blanc*hes sur leurs propres structures racismes. S’illes veulent vraiment permettre le changement, les blanc*hes n’ont d’autre choix que de respecter les points de vue des personnes affecté*es par le racisme.

 

C’est à nous et à nous seul*es, personnes affecté*es par racisme, de décider de la manière dont nous exprimons notre critique et menons nos luttes. Nous n’avons pas besoin de la permission des blanc*hes pour ce faire.

 

 

 

+++ Analyse critique de la blanchité : lutter pour la « bonne » conception de l’analyse critique de la blanchité +++  


Dès la préparation du camp, on a pu observer une tendance consistant à monter les différentes positions et luttes des Réfugié*es/Refugees/People of Color (PoC)/Rroms/Migrant*es/... les unes contre les autres. Un exemple : le groupe de préparation du camp a accordé assez peu d’attention à la grève de la faim des Réfugié*es à Würzburg, ce que quelques personnes ont à juste titre remarqué et qualifié de négatif. Au lieu d’impliquer l’ensemble du groupe de préparation, ce sont les trop longs débats sur l’analyse critique de la blanchité qui ont été tenus pour cause du manque de solidarité avec les grévistes de la faim. Nous considérons que c’est opérer un déplacement et un clivage dangereux que d’avancer que l’appel à la réflexion sur leur blanchité a empêché les activistes blanc*hes de soutenir les grévistes de faimd’autant que le mouvement de solidarité avec les luttes des grévistes de la faim n’était pas plus fort avant que les débats sur la blanchité ne gagnent en ampleur. Le fait qu’un groupe de préparation majoritairement blanc soit dépassé face à la nécessité de s’attaquer au racisme à plusieurs niveaux différents ne justifie pas que l’on en impute la responsabilité aux personnes affecté*es par le racisme qui expriment des revendications des critiques différentes. Il n’y a pas de contradiction entre d’une part réfléchir aux privilèges et aux formes de racisme que chacun*e porte en soi-même en tant qu’activiste blanc*he , et dans le même temps s’impliquer activement et soutenir les luttes contre les camps de rétention ou autres, contre l’obligation de résidence (Residenzpflicht) et contre les refoulements et expulsions de personnes. Au contraire, ces deux volets devraient participer l’un de l’autre.

 

Un autre schéma d’argumentation qui a été employé consiste à comparer entre elles les différentes prises de position des Réfugié*es/Refugees/PoC/Rroms/Migrant*es/.... Il a été dit que les personnes qui avaient critiqué la domination blanche au sein du groupe de préparation avaient une « conception fausse » de l’analyse critique de la blanchité. Nous, co-auteur*es non-blanc*hes de ce texte, souhaitons clarifier un point : il va de soi que les personnes affecté*es par le racisme peuvent se positionner de diverses manières vis à vis du concept d’analyse critique de la blanchité, que ce soit en faisant des interprétations divergentes, ou même en refusant ce concept. Cependant, le fait que des activistes blanc*hes se permettent de décider qui des Réfugié*es/Refugees/PoC/Rroms/Migrant*es/... a la « bonne » conception et qui a une « mauvaise » conception de l’analyse critique de la blanchité nous semble extrêmement problématique. L’analyse critique de la blanchité et le pouvoir de définition sont des concepts issus des luttes d’émancipation antiracistes et/ou antisexistes. Leur(s) définition(s) et les pratiques qui en découlent varient selon les contextes où ils sont employés et les acteurs*trices y recourent. Ces concepts sont vivants, comme sont vivantes les luttes à travers lesquelles ils se développent. C’est un point qu’il faut reconnaître, de même qu’il faut reconnaître qu’il est possible, en conséquence, que des revendications différentes soient adressées aux activistes blanc*hes selon les contextes et les acteurs. Il n’y a pas un « point de vue PoC » unique sur lequel tou*tes les activistes blanc*hes pourraient s’aligner, maintenant et pour toujours.

C’est
pour cela que nous réfutons l’argument qui consiste à relativiser la critique en disant : « j’ai déjà réfléchi à la question de la blanchité par le passé et j’ai travaillé pendant des années avec des collectifs auto-organisés de Réfugié*es, nous avons développé des stratégies communes ». Nous considérons que c’est aux personnes affecté*es par le racisme qu’il revient de juger elles*eux-mêmes si telle ou telle forme d’activisme ou de coopération antiraciste fonctionne pour elles*eux, ou bien si elle constitue un statu quo critiquable. Une coopération réussie avec certaines personnes affecté*es par le racisme ne doit pas servir d’argument pour contester la légitimité d’une critique exprimée par d’autres personnes affecté*es par le racisme.

En
outre, nous remarquons dans les débats actuels un usage problématique de l’auto-désignation « Person of Color » (PoC). L’expression « PoC » est utilisée par les personnes affecté*es par le racisme pour se nommer elles*eux-mêmes, c’est une auto-désignation émancipatrice issue du contexte étatsunien et aujourd’hui couramment employée en Allemagne. L’usage actuel de cette expression pose problème dans le mesure où « PoC » est souvent utilisé de manière attributive, c'est-à-dire qu’il est employé par certaines personnes pour désigner d’autres personnes qu’illes perçoivent comme non-blanc*hes. Dans ce cas « PoC » est employé comme un attribut racisant.

Dans
son vrai sens émancipateur, l’expression « PoC » est utilisée exclusivement par des personnes pour se désigner elles-mêmes, elle renvoie alors au positionnement social et politique de personnes affecté*es par le racisme. Puisque les personnes affecté*es par le racisme choisissent différentes auto-désignations, nous parlons dans ce texte de « Réfugié*es/Refugees/PoC/Rroms/Migrant*es/... ».

Ainsi comme le terme « blanc*he », l’expression « PoC » ne doit pas être comprise comme une catégorie biologique. Elle ne désigne absolument pas une « couleur de peau ». Il s’agit au contraire d’un concept fondé sur l’idée que la « race » est une construction sociale. Les personnes qui font l’expérience du racisme sont donc l’objet de marquages sociaux et de « racisation » qui prennent diverses formes. C’est le cas par exemple lorsque certains prénoms et noms de famille ou bien une certaine prononciation sont perçus comme non-blancs. Percevoir une personne comme non-blanc*he du fait de caractéristiques physiques n’est qu’une pratique de marquage raciste parmi de nombreuses autres, qui font que des personnes ressentent de la discrimination raciste. Le fait qu’il ne soit pas forcément évident au premier regard qu’une personne précise puisse être l’objet de discrimination raciste dans un contexte donné a, semble-t-il, crée de la confusion. Ainsi, lors des débats qui ont suivi le camp, on a pu lire/entendre des constructions de concepts absurdes comme « activistes (PoC) blanc*hes » (voir : Gesamtauswertung No Lager Bremen), censé désigner des activistes positionné*es comme blanc*hes qui soutiennent la critique de la domination blanche au camp. Autre exemple, dans l’article publié dans Jungle World mentionné plus haut, un groupe politique présent au camp présenté comme pénible est désigné en bloc par l’expression « les PoC », ici non-employée comme auto-désignation. À notre avis, cet emploi constitue un détournement de l’auto-désignation émancipatrice, de tels détournements sont politiquement absolument inacceptables.



+++ Le bouc émissaire pour l’échec du camp : « un certain groupe de Berlin » +++

 

Une autre simplification qui contribue à ce que la critique de la domination blanche au camp ne soit pas prise au sérieux consiste à généraliser en imputant toute critique quelle qu’elle soit au groupe reclaim society (rs!) de Berlin. Lorsque des personnes qui ne font pas partie du groupe rs ! ont également émis une critique pendant le camp, on a parlé de « l’entourage­ » du groupe, entourage rapidement inventé pour l’occasion. Deux personnes affecté*es par des offenses racistes durant le camp se sont prononcées explicitement sur cette stratégie argumentative à travers une déclaration publique. Illes ont demandé que leur critique soit prise au sérieux en tant que telle et considérée comme une critique indépendante. Après les incidents racistes survenus au camp, il n’y avait dans le groupe de sensibilisation et de soutien (Awareness-Gruppe) aucune personne non-blanc*he à qui s’adresser et qui soit disponible pour effectuer le travail de soutien, ce sont donc des membres du groupe rs! qui ont assumé ce rôle. Selon nous, pour gérer cette situation de manière pertinente, il aurait fallu considérer le manque de structures de soutien - sur lequel les personnes affecté*es ont attiré l’attention - comme un problème sérieux qui engage la responsabilité collective. Le groupe de préparation ainsi que tou*tes les participant*es du camp auraient dû se donner pour mission de créer un espace d’écoute et de sécurité où la critique puisse être entendue et où les personnes puissent se défendre contre les offenses racistes. Au lieu d’une réaction de solidarité avec la structure de soutien improvisée qui s’est engagée pour défendre les intérêts des personnes affecté*es – et s’est ce faisant confrontée à de vigoureuses résistances, on a observé après le camp une critique unilatérale du soi-disant manque de sensibilité dans le traitement imposé à une personne auteur*e de violence. Un groupe et son « entourage » supposé sont pris comme bouc émissaire responsable des manquements dans la préparation du camp. La majorité du camp n’a pas compris que le pouvoir de définition, le signe « stop » et l’analyse critique de la blanchité sont des outils émancipateurs visant l’autonomisation des personnes marginalisées, et certaines personnes ont activement saboté ces outils. Ceci n’est pas un camp antiraciste. C’est un retour réactionnaire.

Le
dernier jour du camp, une autre déclaration a été rendue publique, dans laquelle quelques activistes s’auto-désignant Refugees and Immigrants exprimaient leur déception vis-à-vis du camp. Illes ont critiqué leur isolement au camp et que le fait que intérêts et les luttes des activistes qui viennent des camps de rétention ou autres soient passés à l’arrière plan. Nous (ici, les co-auteur*es blanc*hes de ce texte) reconnaissons ce qui a été un cruel manquement de la part du camp, nous reconnaissons également la critique portée par les Refugees and Immigrants et, exerçant un regard autocritique, nous constatons que nous avons nous-mêmes bien peu contribué à mettre en avant les luttes des personnes des camps de rétention et autre. Nous considérons qu’il est nécessaire, pour qu’un travail sur ces dysfonctionnements au camp soit possible, que les activistes blanc*hes mènent un travail de réflexion explicitement autocritique. Cela signifie réfléchir aux espaces de parole qu’illes ont activement bloqués par solidarité blanche en prêtant uniquement attention aux incertitudes, aux déstabilisations et aux ressentis blancs, ignorant ainsi les intérêts des personnes affecté*es par le racisme. De plus, nous trouvons problématique d’attribuer la responsabilité des dysfonctionnements à un seul groupe, ce groupe-même qui a vigoureusement porté le sujet de l’analyse critique de la blanchité et s’est ce faisant heurté à des résistances blanches au camp. Le fait que les intérêts des personnes affecté*es par le racisme soient entrés en concurrence forcée les uns avec les autres montre une fois de plus explicitement que les luttes contre le racisme doivent être menées à de nombreux et différents niveaux, et que la majorité blanche des activistes au camp n’était pas en mesure de le faire ou était dépassée par cela. C’est seulement parce qu’illes ne sont pas affecté*es que les activistes blanc*hes peuvent décider pour quelles luttes illes s’intéressent et les quelles illes font passer à l’arrière-plan. Toutes les luttes contre le racisme qui étaient abordées au camp sont légitimes et méritent attention et solidarité. Nous tou*tes devons réfléchir à la manière dont nous pouvons créer des espacesl’on puisse faire valoir des points de vue divergents ; nous demander comment les luttes et intérêts différents peuvent être satisfaits et converger dans un mouvement large, hétérogène et actif.

 

+++ Mot-clé « culpabilité et morale » +++

 

Pour finir, nous souhaitons devancer un argument maintes fois réitéré : nous ne sommes pas ici pour accuser ni pour faire la morale. Il s’agit de prendre au sérieux des positions marginalisées, de rendre possible une critique des structures et des comportements dominants et de ne pas rejeter la responsabilité sur tel*le ou tel*le. Il s’agit de permettre la contestation des hiérarchies internes au milieu de gauche. Il s’agit d’établir une interaction plus respectueuse et plus empathique entre les un*es et les autres. Il y est important de ne pas oublier ou occulter ni la position du locuteur, c’est-à-dire d’où la critique est exprimée, ni le statut des personnes visées par la critique dans la société et dans les hiérarchies de pouvoir internes au milieu de gauche.

Nous aussi avons pour la plupart participé à la préparation du camp et avons assumé des tâches relatives à la structure du camp. De diverses manières, nous sommes responsables de ce camp. Donc nous, co-auteur*es de ce texte qui nous sommes positionné*es comme blanc*hes, ne nous excluons pas de la critique de la domination blanche et adressons également à nous-mêmes les revendications mentionnées ici.


Nous appelons à réorienter le débat né après le camp No Border afin qu’il se saisisse de questions telles que : À quoi ressembleraient des alliances dans lesquelles les intérêts des personnes affecté*es par le racisme sont mises au premier plan, et non les déstabilisations ou incertitudes blanches ? À quoi ressembleraient des structures qui offrent aux personnes affecté*es par le racisme la possibilité de faire entendre leurs intérêts et les limites qu’illes fixent, d’être prises au sérieux et de s’imposer face à une majorité blanche ? À quoi ressemblerait un mouvement dans lequel les blanc*hes cèdent à d’autres le contrôle qu’illes exercent sur les luttes antiracistes?

 

 

Des activistes No Border de Berlin, Hambourg, Cologne et Oldenburg

Août 2012

 

 

 

 

Notes

[1]
Tout comme l’auto-désignation « Person of Color » (PoC), le terme blanc*he ne désigne ici en aucun cas une « couleur de peau », il désigne la position sociale des personnes dans le contexte du racisme. Le terme blanc*he désigne des personnes qui ne sont pas lésées par le racisme. Dans ce texte, le mot blanc*he est écrit en italique pour signifier que la blanchité n’est pas un état de fait « naturel » mais bien une catégorie socialement construite. À ce sujet, voir par exemple : [en allemand] : Noah Sow : Deutschland Schwarz Weiß, ed. Goldmann Verlag, 2009 ; Maureen Maisha Eggers, Grada Kilomba, Peggy Piesche, Susan Arndt : Mythen, Masken und Subjekte, ed. Unrast Verlag, 2005. http ://de.wikipedia.org/wiki/Person_of_color


[2]
Pour des raisons de lisibilité nous parlons dans ce texte de « personnes affecté*es » par un rapport de domination (par exemple, par le racisme). Dans ce texte, cette expression désigne toujours « des personnes affecté*es par le racisme », c'est-à-dire des personnes que le racisme concerne de manière négative. L’expression « personnes affecté*es » est donc employée ici comme une abréviation. De fait, tout le monde est concerné*e par des rapports de domination qui sont présents partout dans la société nous vivons. Être privilégié*e au sein d’un rapport de domination, c’est à dire en obtenir des avantages, c’est aussi être concerné*e par ce rapport.

 

[3] « Partialité » : nous parlons ici de prendre parti pour les personnes affecté*es (négativement concerné*es) par la violence raciste. Partialité signifie entre autre que lorsqu’une/des personnes affecté*es désigne/nt des actes ou propos comme offense raciste, ceci n’est pas contesté, la qualification d’offense raciste est alors acceptée comme telle. Une attitude partiale envers les personnes affecté*es s’oppose aux structures de pouvoir racistes. Voir par exemple [en allemand] : http ://www.gipfelsoli.org/Home/Heiligendamm_2007/G8_2007_deutsch/2_Jahre...

[4] Note de traduction : la traduction complète est « antiraciste/critique envers le racisme » (antirassistisch/rassismuskritisch). Les deux qualificatifs sont utilisés ensemble dans la version allemande lorsque le texte renvoie à des activistes blanc*hes ou à des groupes majoritairement blancs. Cela reflète les débats sur le rôle ambigu des blanc*hes dans les luttes contre le racisme, car le racisme constitue un rapport de pouvoir dont les blanc*hes obtiennent des privilèges auxquels illes ne peuvent renoncer même s’ils le souhaitent.

 

[5] Jungle World No. 30 du 26 juillet 2012

[6]
Solidarité blanche désigne une alliance de personnes blanc*hes, par exemple pour rejeter la critique d’un comportement raciste. Elle sert aux blanc*hes à s’auto-confirmer leur bon droit, à valider elles*eux-mêmes la légitimité de leurs actes. La solidarité blanche comprend aussi le fait de passer sous silence et de ne pas aborder les offenses racistes, ce qui contribue au maintien du consensus social blanc et de la norme raciste.