De la liberté d’expression en général, et du cas Bricmont en particulier

Jean Bricmont

Paris a reçu ce week-end la visite de Jean Bricmont, intellectuel belge marqué à gauche, lors de deux débats : l’un autour de la liberté d’expression, organisée à la CIP par Radio libertaire, dans lequel il était dans le public, et l’autre en tant qu’intervenant principal au café Le Lieu-Dit, autour du film Manufacturing Consent consacré à Noam Chomsky.

 

Jean Bricmont a une position de défense absolue de la liberté d’expression qui le conduit à s’opposer à toute forme de censure, y compris lorsqu’elle touche des adversaires et des ennemis politiques comme des négationnistes. Si on peut ne pas partager cette analyse, elle est sur le fond tout à fait défendable.

 

Ce qui pose problème en revanche, c’est de défendre cette liberté d’expression avec des fascistes [1], de leur accorder des interviews [2] ou encore de publier dans leurs médias [3]au risque de leur donner une respectabilité et d’entretenir un confusionnisme qui ne va pas aider les militants qui les combattent sur le terrain.

 

Faire de la politique, c’est faire des choix, et c’est aussi savoir clairement distinguer ses amis de ses ennemis. Or, les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos amis. Il nous semble qu’un intellectuel engagé ne peut vivre en état d’apesanteur sociale au point de faire abstraction et du contexte social et politique concret dans lequel il évolue lorsqu’il prend position, ce qui inclut la prise en compte des rapports de force en cours, qui ne sont pas forcément en faveur de l’antifascisme. Un intellectuel de la renommée de Bricmont devrait en tenir compte lorsqu’il contribue par ses interventions à renforcer symboliquement nos adversaires [4]. Et la lutte pour la liberté d’expression ne saurait se mener isolément des autres luttes en cours, dont elle dépend intimement.

 

Nous posons donc la question : si Bricmont est sincèrement de gauche, pourquoi sert-il ainsi les intérêts des adversaires les plus zélés de ce courant, qui ont d’ailleurs toujours su s’allier quand il le fallait aux capitalistes et à leurs complices – la Cagoule était par exemple financée par les Bettencourt, le Gud ou Occident nous ont aussi donné quelques beaux exemples d’opportunisme politique – malgré toutes leurs dénégations et leurs discours soit-disant « anticapitalistes » ?

 

Pour illustrer notre propos, il nous semble intéressant de publier ci-dessous un texte d’Henri Goldman, membre de l’Union des Progressistes Juifs de Belgique (équivalent de l’Union française juive pour la paix) et rédacteur en chef de la revue Politique intitulé « Pétition : on peut tout signer, mais pas avec n’importe qui », qui traduit bien notre point de vue à l’égard de la pétition signée récemment (et sans doute en partie rédigée) par Bricmont aux côtés de nombreux fachos notoires, pour défendre la liberté d’expression du négationnaiste Vincent Reynouard et demander l’abrogation de la loi Gayssot (à laquelle certains d’entre nous s’opposent par ailleurs) [5]. Car il est évident, malgré toutes les dénégations de Bricmont, que les noms des signataires d’une pétition a autant de sens politique que le texte de cette même pétition.

 

Nous vous invitons vivement à consulter l’original de ce texte d’Henri Goldman

 

http://www.blogs.politique.eu.org/Petition-on-peut-tout-signer-mais

 

pour des infos complémentaires (notes de bas de page, liens vers d’autres sites) et à lire le court échange entre l’auteur et Jean Bricmont dans les commentaires qui le suivent.


Il est à noter que Jean Bricmont a trouvé de bon goût de répondre à ce texte dans un lieu d’une neutralité politique à toute épreuve : le blog de Paul-Eric Blanrue.

 

http://wwwreflexes.samizdat.net/spip.php?article444

 

Et ce sans même prendre la peine de mettre un lien vers le texte auquel il entendait répondre.

 

Signé : des anarchistes en colère

 


 

Pétition : on peut tout signer, mais pas avec n’importe qui

 

Par Henri Goldman

 

L’affaire n’a pas fait grand bruit en Belgique. Un certain Vincent Reynouard. Français résident en Belgique, a écrit une brochure de 16 pages intitulée « Holocauste ? Ce que l’on vous cache… » dans laquelle il conteste l’existence des chambres à gaz et l’ampleur du judéocide. Arrêté à Bruxelles en août 2010, il purge en ce moment une peine d’un an ferme à la prison de Valenciennes en vertu de la loi Gayssot de 1990 qui interdit le fait de « contester […] l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international [dit de Nuremberg] annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945. ». Je précise que Reynouard se réclame ouvertement de l’idéologie national-socialiste.

 

Là-dessus, le dénommé Paul-Éric Blanrue, co-auteur de l’impérissable Carla et Nicolas, chronique d’une liaison dangereuse (Scali, 2008), avec le concours du professeur Jean Bricmont de l’UCL qui en sera le premier signataire, décide de lancer une pétition pour protester contre cette incarcération. La pétition précise bien : « Il ne s’agit pas […] de soutenir les idées de Vincent Reynouard mais de défendre son droit à les exprimer et, ce faisant, de défendre un des principes fondamentaux de la République française. » L’objectif, à cette occasion, est de demander l’abrogation de la loi Gayssot, considérée comme une loi liberticide.

 

Depuis son entrée en vigueur, cette loi a fait l’objet de très nombreuses contestations. En 2005, cette contestation s’est élargie à l’ensemble des « lois mémorielles ». Une pétition (« Liberté pour l’histoire ») demandant leur abrogation fut signée par 19 historiens de premier plan, de Pierre Nora à Marc Ferro en passant par Jean-Pierre Vernant, René Rémond et Pierre-Vidal-Naquet (tous trois décédés depuis). Pourtant, aucun d’entre eux ne se retrouve parmi les signataires de la pétition en soutien à Vincent Reynouard, pas plus que d’autres adversaires connus des « lois mémorielles » comme Robert Badinter ou, en Belgique, mon ami Mateo Alaluf.

 

Car la principale curiosité de cette pétition, c’est le profil de ses signataires, dont de nombreux Belges. Parmi eux, à côté de tous ceux qui me sont inconnus et de quelques personnages particulièrement troubles comme Thierry Meyssan ou Robert Ménard, de Reporters sans frontières, je repère deux catégories de signataires au profil marqué. En très grand nombre, des personnages qui cousinent sans aucune ambiguïté avec l’extrême droite antisémite. Citons, en France, parmi une kyrielle d’autres, Jean-Yves Le Gallou, ancien député européen du FN, les journalistes François Brigneau (Rivarol, Présent…), Roland Helie et Michel Schneider (Nationalisme et république), l’ancien membre de l’OAS et conseiller régional du FN Pierre Descaves, Alain Soral, gourou de la mouvance rouge-brune et grand supporter de Dieudonné qui fut lui-même un des premiers signataires de la pétition, Robert Faurisson, le « pape » du négationnisme en personne, Jean Brière, exclu en 1991 des Verts français pour antisémitisme, l’écrivain catholique-traditionnaliste Anne Brassié… Et, parmi les signataires belges, Siegfried Verbeke, ancien dirigeant du Vlaamse Militante Orde, Michel Delacroix, ex-sénateur du Front national (celui qui chantait « Ma petite Juive est à Dachau… »), Koen Dillen, ancien député européen du Vlaams Blok et fils de son fondateur. Ceux-là sont, pour leur part, totalement d’accord avec les thèses de Reynouard. À côté d’eux, on dénombre malheureusement quelques militants égarés d’une certaine gauche antisioniste obsessionnelle, que je n’accuse pas pour autant de négationnisme actif. En réalité, cette question ne les intéresse pas. Leur mobile, en soutenant cette pétition, est de poursuivre la dénonciation sans relâche de l’instrumentalisation par Israël du génocide nazi, une instrumentalisation qui ferait régner un véritable terrorisme intellectuel empêchant toute critique de ses agissements. Pour eux, cette cause est tellement importante qu’on ne doit pas s’interdire, en la poursuivant, de s’allier avec d’authentiques nazis, leur conférant ainsi une nouvelle respectabilité. Mesurent-ils la gravité d’un tel geste et le tort qu’ils portent ainsi à la cause qu’ils prétendent défendre ?

 

Lors du vote en 1990 de la loi Gayssot et en 1995 de la loi belge contre le négationnisme, je m’y étais opposé. Mais aujourd’hui, il me semble que leur abolition donnerait un très mauvais signal. Il vaudrait simplement mieux préciser que ce n’est pas la recherche historique qui est visée mais seulement l’appel à la haine qui prend cette recherche comme paravent. Dans ce sens, il me semble légitime d’élargir la loi de 1995 aux génocides subis par les Tutsis et par les Arméniens. Mais j’ai des amis qui pensent autrement, avec d’excellents arguments.

 

Mais ceux-là n’auraient jamais accepté de laisser planer le moindre doute sur la réalité du judéocide et de ses modalités. Jamais ils ne se compromettraient avec des négationnistes avérés pour quelque prétexte que ce soit. L’hostilité, mille fois justifiée, aux agissements de l’État d’Israël et à sa propagande ne saurait d’aucune manière servir de prétexte au recyclage des fascistes.

 

Face au négationnisme, les meilleurs militants de la cause palestinienne n’ont jamais failli. Ils n’ont pas dit, comme l’écrivain Michel Drac justifiant sa signature en bas de la pétition : « Les thèses des révisionnistes m’intéressent assez peu ». Ils n’ont pas plaidé pour une liberté d’expression illimitée quand elle n’est que l’alibi de l’incitation à la haine. Ils ont parfaitement compris que, d’une certaine manière, « négationnisme et sionisme se confortent mutuellement ». Quand, en 2001, une conférence négationniste fut organisée à Beyrouth à l’initiative de courants néonazis et avec la participation annoncée de Roger Garaudy, quatorze intellectuels arabes demandèrent dans un appel son interdiction. Parmi eux, Mahmoud Darwich, Elias Sanbar et Edward Saïd. Si je peux me permettre, prenez-en de la graine, camarades.

 

[1] Nous employons ce terme de manière générale, comme un synonyme d’« extrême-droite », bien que nous ayons tout à fait consciences des nuances qu’il faudrait y apporter, mais ce n’est pas l’objet ici.

 

[2] Par exemple à Clap 36, la boîte de prod’ de Dieudonné, interview dans laquelle Bricmont dézingue la « gauche morale » qui ferait du « chantage à l’antisémitisme » à l’égard de Dieudonné – non pas que ce chantage n’existe pas en certaines circonstances (il n’est d’ailleurs pas exclusivement le fait de la « gauche morale », mais aussi de la droite sioniste la plus réactionnaire) : on l’a vu utilisé contre Daniel Mermet, Edgard Morin ou plus récemment Joseph Kessel. Mais le problème ici est que Dieudonné est réellement antisémite.

 

[3] Par exemple sur le blog de Paul-Eric Blanrue, soutien de Dieudonné et de Faurisson dont l’avocat, John Bastardi-Daumont, a fait fermer le forum de l’Action antifasciste

 

http://www.forum.actionantifasciste.fr/

 

il y a quelques mois sans que cela ne pose visiblement de problèmes à Blanrue ou Bricmont, pourtant si prompts à défendre par ailleurs la liberté d’expression.

 

[4] Ce qui est de l’ordre du symbolique se traduisant concrètement sur le terrain par une recrudescence des violences émanant de groupuscules d’extrême-droite, qui se permettent même désormais de s’inviter à nos manifs à l’occasion.

 

[5] A ce propos, notons d’ailleurs que Bricmont n’a visiblement pas signé la pétition de soutien à Jean-Marc Rouillan, ré-enfermé il y a deux ans pour avoir fait valoir son droit à la liberté d’expression (dont il est privé, n’ayant pas le droit de s’exprimer sur son passé de combattant révolutionnaire) sur décision beaucoup plus arbitraire que celle qui a conduit à l’enfermement du négationniste Vincent Reynouard. Simple oubli ? Le texte de cette pétition et la liste de ses signataires peuvent être consultés sur le site de CQFD.

 

 

http://www.cequilfautdetruire.org/petitions/?petition=1