De la Nuit Debout à la Nuit des Barricades, de la place de la République à la place de la Commune

Barrikaden

Un retour (un peu tardif) sur la folle semaine parisienne du 5 au 11 avril où, du barricadage du boulevard Saint-Germain à l’apéro à 3000 chez Valls, la Nuit debout s’est transformée en nuits de révoltes. Après un long retour sur la nuit du 9 avril, cet article propose quelques enseignements autour de cette semaine, et des perspectives pour les semaines à venir.

 

Tout ce qui était contenu en puissance dans la manifestation sauvage de soutien aux lycéen-ne-s de Bergson violentés par la police le 25 mars, s’est vérifié lors de cette folle semaine de montée en puissance du 5 au 11 avril, où la Nuit Debout a pris des airs de Nuits des barricades et de Nuit de la révolte.
Ce qui était contenu, ce n’était rien de moins qu’un affaissement, en pratique, dans les solidarités de rue et les complicités naissantes, des identités politiques et des séparations catégorielles au profit de la banalisation et la circulation intense d’idées et de gestes subversifs.
Comprendre : dans la manif lycéenne du 25 mars, il n’y avait pas de « casseurs infiltrés » et de « lycéens pacifistes » mais des « jeunes » enragés contre ce monde. Comprendre : depuis quatre semaines, la banalisation des violences policières a entraîné une banalisation des gestes élémentaires d’autodéfense (sérum phy, maalox, écharpe, lunettes de piscines...). Comprendre : le 9 avril à Paris, le bloc de tête sans orgas n’a jamais été aussi massif. Et le soutien des manifestant-e-s au caillassage des flics pour les repousser à l’arrivée à Nation, rarement aussi conséquent.
Et cette promesse de tissu humain sans coutures, cette meute joyeuse et hurlante est encore montée en puissance lors de la semaine du 5 au 11 avril en se donnant la place de la République, malgré ses apparences extérieures de grosse machine discursive procédurière, comme point de départ joyeusement offensif.
On ne compte plus les actions et manifestations incontrôlées qui ont eu lieu durant les dernières semaines : blocage du boulevard Saint Germain le 5 avril pendant plusieurs heures en soutien aux camarades gardés à vue dans le commissariat du Vème, sabotage des grilles anti-migrantes à Stalingrad, redécoration à 200 des façades de la Société Générale et de BNP Paribas voisine de la place de la République, départ à 300 pour soutenir les migrantes menacées d’expulsions à Stalingrad, etc, etc. L’apéro chez Valls et la fête sauvage qui s’ensuivirent sur la place de la République le 9 avril méritent une attention soutenue pour différentes raisons.

 

I/ Retour sur l’apéro chez Valls et la nuit de révolte place de la République du 9 avril


La tentative d’apéro


Samedi 9 avril, suite à une proposition malicieuse lancée par une participante de l’AG, des milliers de personnes ont déserté la discussion vers 22h pour aller prendre « l’apéro chez Valls », plus précisément au domicile de sa compagne la violiniste Anne Gravoin qui habite à deux pas de la République, rue Keller (vers Bastille). D’abord quelques centaines à se regrouper près de la statue, nous fûmes rapidement 2000 après avoir fait le tour de la place pour rameuter du monde. Visages cagoulés et têtes découvertes, jeunes, vieux, en musique, cris de loups, à pas rapide ou tranquille, scandant euphoriquement « Apéro chez Valls ! » ou « Nuit Debout Valls à genoux », « À bas l’Etat, les flics et les patrons » et sa variante « À bas l’État, les flics et les Macron ». Il y avait quelque chose d’impressionnant à voir la longue traînée de la foule enthousiaste s’emparant des rues dans un beau bordel incontrôlé. Un sentiment flottait, celui de vivre quelque chose d’inédit, d’historique.

C’était sans doute la première fois depuis le CPE qu’une manifestation non encadrée réunissait plus de 2000 personnes. Sans doute inédit aussi, au moins au cours des dernières décennies, le fait de cibler le domicile personnel d’un haut-dirigeant, dont le corps est sacralisé depuis des siècles en France (monarchie absolue, vieille construction étatique, tout ça tout ça). Cette foule en mouvement transpirait une espèce de rage joyeuse, primale, comme venue du temps lointain des émeutes spontanées de la plèbe, des jacqueries rurales et des embrasements urbains, qui contraignirent en un autre temps les monarques à délocaliser leur résidence à Versailles pour échapper au petit peuple révolté de Paris. En bref, ça sentait la fête de l’arrachage de chemise !

 

Le long du cortège aller, de nombreuses poubelles sont mises en travers de la rue pour barricader. Régulièrement, d’autres personnes les enlèvent pour ne pas gêner la circulation. Une forme de tolérance mutuelle entre différentes pratiques semble exister, sans toutefois que tout se « tienne » vraiment. À l’arrivée dans les rues mitoyennes de la rue Keller, l’ambiance s’embrase au rythme des percussions et des poings contre les rideaux tirés des boutiques. Un lourd fracas annonçant l’apéro et ses cocktails. Pour beaucoup c’est sans doute la première fois qu’ils vivent une telle ambiance, euphorisante mais aussi angoissante (le bruit, les cris, les personnes cagoulées qui préparent des munitions en prenant du matos de chantier). Ça et là, des échanges ont lieu pour préparer au mieux la situation d’affrontement qui semble inéluctable à celles et ceux qui, visiblement, n’en ont pas l’habitude : « Ça va, tu te sens bien, t’as pas peur ? » « Non, ça va. » « Si ça commence à chauffer devant et que tu le sens pas tu peux rester en deuxième ligne, voilà du sérum phy pour les gazs ».

 

Arrivée à l’angle de la rue Keller, une ligne de camions de CRS polarise les affrontements pendant quelques minutes, cependant que quelques militaires ahuris sortant de leur caserne sont sommés par la foule et des bouteilles volantes d’y rentrer vite fait bien fait. Un gazage massif s’en suit qui contraint le cortège à tenter de passer par un autre itinéraire. À ce stade il est difficile d’estimer mais nous sommes sans doute autour de 1000 personnes ou plus.

On tente de contourner l’obstacle, en passant devant le commissariat du 11ème celui-ci se fait copieusement arroser et les flics complètement dépassés installent des grilles de chantier pour se protéger. Pendant ce temps là des barricades et un feu sont installés en plein milieu du carrefour. Le gazage par les flics du commissariat achève de diviser le cortège. De nombreuses personnes rebroussent chemin, à cause des gaz, de l’impression de ne pas pouvoir prendre l’apéro comme prévu, ou de la polarisation de l’affrontement sur le commissariat. Un moment de flottement s’en suit. Pendant ce temps là un journaliste interviewe une manifestante qui dit quelque chose comme « Oui moi je pense qu’il faut expulser Valls, le licencier, mais peut-être pas avec des manières comme celle-là ? », et un autre manifestant prend le micro pour dire un truc comme « Moi je pense qu’il faut pendre Valls avec les tripes de Macron, et l’intérêt d’une manifestation comme celle là c’est de réussir à assumer une diversité de pratiques et de positions politiques, en prenant soin les uns des autres pour que tout le monde puisse s’y retrouver ! », ce à quoi le preneur de son rigole en levant le pouce.

 

Le cortège se remet en branle et, après s’être heurté à nouveau au dispositif policier de l’autre côté de la rue, tente de revenir par le premier passage. Les keufs bloquent alors toutes les échappatoires possibles et nassent le pâté de maison pendant 1/2h - une heure, cependant que des dizaines de personnes manifestent bruyamment leur soutien, dans la rue et à la fenêtre de leurs apparts, derrière la ligne de flics. Dans la nasse le « Tout le monde déteste la police » s’oppose au « La police avec nous ». Des dizaines de personnes sortent discrètement par une porte dérobée via la cour d’un immeuble, puis les flics finissent par libérer la nasse et sont aidés à la sortie par une foule compacte qui les pousse en criant « Cassez-vous ! » « Rémi/Zyed et Bouna on t’oublie pas ! ». Après un petit gazage au spray poivre, nous voici à nous compter boulevard Voltaire, heureux d’être à nouveau sans dispositif policier.

 

Le périple du retour


Nous sommes 500 et nous reprenons le chemin de retour vers République, souvent encouragés par les klaxons des voitures et de certains taxis. L’ambiance est tranquille, comme une petite marche pour rentrer à la maison sauf qu’on est plusieurs centaines sur la rue. Des poubelles sont également posées sur le boulevard (l’impression cette-fois ci que beaucoup moins de gens cherchent à les enlever). Une fois n’est pas coutume on passe à côté d’un chantier et une voix s’écrie « Prenons des barrières pour barricader Répu ! ». Ce à quoi des dizaines de corps, cagoulés ou pas, gantés ou pas, s’affairent, comme une évidence. De grosses barres à mines de chantier sont également prises, ça peut toujours servir.

À ce niveau là du cortège, une nouvelle invitation circule, simple, évidente : « On se fait les banques ! ». Quelques personnes tentent bien de dire « pas de casse ! », « c’est pas comme ça qu’on fait avancer les choses ! », mais le slogan qui s’impose tout au long du retour est bel et bien « Tout le monde déteste les banquiers ! ». Le cortège d’aller à 2000-3000 ne se tenait pas vraiment étant donné la grande diversité des pratiques et des positions, tout au plus une sorte de tolérance molle. Ce cortège de retour à 500, plus restreint mais loin d’être uniquement « radical », est quasiment d’un bloc (malgré quelques voix discordantes mais minoritaires).

Chaque vitrine pétée, à coup de marteau, de pavés, de barre de chantier ou au pied, est systématiquement acclamée. C’est l’euphorie. « Attendez on a oublié Groupama ! ». « Et l’agence immobilière ! ». Les voisins à la fenêtre et les clients médusés des bars, légèrement effrayés, sont rassurés par quelques personnes qui, comme à l’aller, prennent le temps d’expliquer et de communiquer l’enthousiasme (manière de dire qu’une fois encore il ne faut pas se focaliser sur la casse pour la casse) : « Vous inquiétez pas, on est en lutte contre la loi travail et son monde, on ne fait que péter les banques et toutes les institutions qui nous pourrissent la vie, venez ! ». Beaucoup réagissent de manière positive. Un déplacement un peu fou naît dans ce cortège : l’évidence stratégique à attaquer, en commun, des cibles logiques de l’exploitation capitaliste au premier chef duquel les banques.

 

Blocage de la place et feux de joie


Arrivé sur la place de la Commune, tout le monde est chaud bouillant. « Allez, on se fait l’hôtel 4 étoiles et toute les banques de la place ! » entend-on hurler, « on continue en manif’ sauvage et on récupère le reste des gentes sur la place ! ». Un débat s’installe pourtant au sein du cortège : « Peut-être qu’on doit éviter de péter tous les trucs autour de Répu car c’est un peu la maison où beaucoup de gens dorment et on veut éviter de donner trop de prétextes d’intervention ? Peut-être qu’on doit continuer d’aller attaquer des cibles partout ailleurs mais pas sur la place au sens strict ? ». Au sein de ce moment de flottement, un grand feu de joie est allumé avec des palettes et des cartons et la trance music envahit les corps grâce à une petite sono mobile sortie d’on ne sait où. Nous sommes des centaines à bloquer la circulation. Le « service sérénité » de la Nuit Debout est complètement dépassé, flippé, angoissé à l’idée d’une intervention des flics, de la « décrédibilisation du mouvement », ils tenteront d’ailleurs à plusieurs reprises de diffuser la rumeur fausse d’une intervention imminente des keufs pour encourager les gens à ne plus bloquer la circulation, prélude aux tentatives de dissociation des jours suivants par la bureaucratie communicante des commissions (voir partie III/).

Faute d’un nouveau départ en manif sauvage les barricades s’installent sur tout le côté gauche de la place de la République, le feu continue de crépiter et les corps de danser. Il est maintenant 2 heures du matin, l’alcool circule, l’ambiance est à la fête. Les personnes présentes sont bien plus diversifiées que celles que l’on voit en AG, sans parler bien sûr des formes d’expression. Une autre tentative de départ en manif’ sauvage vers la rue du Temple avorte vers 3h du matin. Certaines personnes vraiment motivées à partir en manif’ tentent de faire cramer une poubelle, ce qui est empêché par des personnes du service sérénité et donne lieu à un échange nauséabond mettant à jour un certain mépris « de classe » (voir partie IV/) de la part de personnes qui tiennent absolument à leur identité de « mouvement citoyen » propre sur eux et limité à une AG délibérative et des stands, et cherchent à décréter qui « est Nuit Debout » et qui ne l’est pas.

Finalement, l’énergie est déplacée à l’intersection du boulevard de Saint-Denis où une nouvelle barricade interrompt définitivement la circulation autour de la place. On boit des coups, on s’allonge sur la route, cependant que sur la place une scène électro et reggae bat son plein et que des centaines de personnes dansent. C’est surréaliste de voir la place de la Rep’ désertée de son trafic incessant. A 3h30 c’est une autolib de Bolloré qui est la cible de la vindicte populaire : d’abord arrachée de sa borne puis placée devant la barricade, elle est ensuite défoncée puis brûlée. C’est très beau un tout petit morceau de Bolloré qui brûle. A côté, les corps continuent de danser. Les keufs et les pompiers interviennent au bout de 5 minutes, avec gazs et flashballs, blessant et arrêtant plusieurs personnes (surtout celles qui sont bourrées et pas dans des collectifs organisés), une ambiance émeutière s’installe sur la place. La BAC commence à quadriller la place. La scène musicale est contrainte d’interrompre le son pour un moment, beaucoup de personnes désertent.
Après l’intervention la police se retire et la soirée continue jusqu’à l’aube dans une ambiance détendue. Les craintes du service sérénité que « la police-arrive-et-nous-expulse-tous » ne se sont pas matérialisées.
Pour beaucoup, cette soirée a été absolument magique et a confirmé un tournant depuis le début de la lutte contre la loi « Travaille ! » et son monde. Voici quelques enseignements qu’on pourrait en tirer.

 

II/ Banalisation des gestes incontrôlés et brouillage des identités politiques


Il y a quelques choses de déroutant, inquiétant et enthousiasmant à constater la multiplications de gestes subversifs dans la foule et au grand jour, eux qui sont d’habitude cantonnés à des « milieux radicaux » et donc forcément codifiés (au premier chef par les nécessités d’anonymat, mais aussi également par un certain silence destructeur dans les gestes, donc un anonymat qui confine parfois à l’absence à l’autre).
Des gentes à visage découvert qui grimpent au sommet d’une caméra dôme à 3h du mat sur les carrefours bloqués de la Place de la répu occupée, et la bombe sous les acclamations. À visage découvert et mains nues, les jeunes euphoriques qui barricadent, comme une évidence, le boulevard Saint-Germain mardi soir pour bloquer la circulation plusieurs heures (certes, et heureusement, beaucoup de gens sont tout de même masqués et gantés), cependant qu’en première ligne d’une barricade de poubelles, barrières de chantiers mais aussi de gros pots de fleurs des dizaines de personnes entament une fête sauvage au rythme tribal du métal, ou plus loin d’un free-jazz improvisé. Quelques personnes, tout sourire, qui se saisissent des barres à mines de chantier pour aller « barricader République » au retour de la manif sauvage devant chez Valls et, incidemment, pour défoncer systématiquement toutes les banques et mutuelles de la rue. Devant l’AG bardée de caméras, les propositions d’actions de pourrissage des banques voisines, ou de départ en manif sauvage.
En bref, c’est l’illégalisme au grand jour. Mais pas (encore) dans sa version communicationnelle-désobéissante « on le revendique pour les médias on s’affiche on a rien à se reprocher on est non-violent ». Dans une version spontanée et évidente qui ne s’embarrasse pas, pour l’instant (car les charognards communicants et politiciens sont en embuscades, et les tentatives se multiplient depuis la semaine du 11 au 18 avril, voir partie III/) de stratégie d’image.
Dans un goût de fête et de révolte.

Du coup, la fiction identitaire du « toto » ou de la « mouvance anarcho-autonome », cette construction policière surannée visant justement à coaguler dans une figure séparée d’ennemi intérieur des idées et des pratiques amenées à circuler massivement (construction dont l’effet pervers est de produire en retour des effets de milieux et de ghetto radical chez celleux tombant dans l’identification), est en train de se dissoudre dans le ras-le-bol général et l’adéquation théorico-pratique de ces idées et gestes à la guerre sans merci qui nous est faite.
Dans les gros cortèges comme dans les actions sauvages, nous n’avons jamais été aussi nombreuses à vouloir être incontrôlé-e-s. À ne plus nous reconnaître dans la misère existentielle et la répétition morbide des vieux slogans vides de sens.

 

III/ Le discours de dissociation s’effrite peu à peu au sein des organisations et de certains médias


C’était déjà perceptible lors de la manif lycéenne du 24 mars, où quelques médias mainstream n’avaient pas utilisé de l’artifice du « casseur-infiltré » mais rangé tous les manifestants sous le terme fourre-tout de « jeune » (encore une dissociation, certes, mais beaucoup plus subtile et moins paralysante). Les manifestations de la semaine du 5 au 11 avril l’ont confirmé : la couverture a globalement été positive dans beaucoup de médias mainstream. L’équation est simple : Nuit Debout = buzz = fait vendre du papier = il faut que Nuit Debout continue = il faut parler en bien de Nuit Debout = les manifs sauvages, partant de Nuit Debout, font un peu le buzz. Bien sûr on a retrouvé les « casseurs infiltrés » ou les « groupes de casseurs » ça et là mais de manière beaucoup moins caricaturale que d’habitude. Une des rares couvertures journalistiques un peu sérieuses de la manif du 9 avril (qui ne reprend pas la mauvaise dépêche AFP) restitue bien la relative cohésion, sinon la tolérance, au sein de l’ensemble du cortège.

 

Sur place, les AGs suivant le 9 avril ont exprimé à la fois des positions idéologiques non-violentes, mais également des discours très affirmés en faveur de la diversité des pratiques et de la réflexion stratégique sur les formes d’action : « je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas brûler une Autolib, avec tout ce qu’ils nous répriment, franchement ça fait de mal à personne ! » affirmait avec toute la candeur du monde une jeune fille le dimanche, déclenchant une certaine hilarité. En fait, sur place, au delà de la tendance citoyenne-centralisatrice, il existe une forte tendance supportant les actions directes incontrôlées allant jusqu’à la dégradation matérielle, une tendance qui refuse de se dissocier envers toutes les formes d’expression autre que les AGs-commissions.

Toutefois, la semaine du 11 au 18 avril a vu les communiquant autoproclamés de Nuit Debout (groupe presse, agence de communication Raiz tenue par des communicants professionnels ou d’anciens de la Coordination Étudiante et de la CFDT), tenter de reprendre « l’image citoyenne » en main en distillant des éléments de dissociation-extériorisation des manifestations incontrôlées : « ce sont des casseurs/des personnes alcoolisées non politisées », « ils n’ont rien à voir avec la Nuit Debout » a-t-on pu lire dans Libé et ailleurs. Puis avec une offensive de communication autour d’actions désobéissantes scénarisées lancées notamment par Julien Bayou, porte-parole d’EELV et désobéissant multicarte, histoire de ramener les actions incontrôlées dans la veine de la désobéissance civile non-violente, sa communication hyper-contrôlée et ses idéologues. Fort heureusement, il semblerait que de nombreuses personnes sur place soient écœurées de ces tentatives de prise de pouvoir et commencent à le soulever en AG, ou par des articles interposés.

 

Les idéologues et communicants du citoyennisme cherchent à reproduire les modes d’actions catégoriels mimant la traduction bureaucratique syndicale actuelle de la lutte des classes (comme les étudiantes et les lycéens), avec ses propositions de revendications claires, son « service d’ordre », son appel au pacifisme, bref son contrôle disciplinaire de la diversité des pratiques du prolétariat auto-organisé ? Ils devraient pourtant écouter la prise de position de la Coordination Nationale Étudiante qui « a décidé de ne pas se dissocier de ceux que vous appeler des casseurs », affirmé à la fois sur ITelé et en AG.

Ils cherchent à apparaître comme « respectables » auprès de l’opinion publique en se dotant de figures intellectuelles tutélaires comme Lordon, en l’acclamant pour ses propositions de grève générale et de réécrire la Constitution d’une république sociale (on se passera de commentaires) ? Ils oublient sans doute que ce même Lordon a affirmé il y a 3 semaines son soutien inconditionnel à l’action de rue, avec quelques autres « intellectuels ».

 

Combien de fois faudra-t-il le dire ? La violence, c’est la police, c’est les banques, c’est eux. Nous, nous pratiquons, entre autres, l’autodéfense populaire. Quelques pavés, des feux d’artifice et des banques pétées ce n’est pas encore trop cher payé au vue de l’addition salée des 40 dernières années de contre-révolution néolibérale et de marchandisation policière intégrale de la totalité de la vie.

Cette question de la dissociation va sans doute continuer de se poser dans les semaines à venir, notamment autour des questions suivantes : qui contrôle la « communication » du « mouvement Nuit Debout » ? quelles stratégies pour gagner en puissance et faire la « convergence des luttes », etc ?
L’invitation à considérer la question de la violence/non-violence comme une fausse question et la déplacer partout vers une question stratégique « comment être offensif ensemble ?", paraît donc pertinente pour ne pas nous enfermer dans ces débats éternels et ne pas idéaliser une forme d’action ou une autre.

 

IV/ La Nuit Debout est notre lieu commun, le point de départ qu’il nous manquait. Sûrement pas une organisation centralisée ou un festival de consommateurs passifs.


Les promesses des feux de joie du samedi soir contiennent tout ce qu’il faut pour dissoudre une bonne fois pour toute les prétentions bureaucratiques et hégémoniques des apprentis managers de mouvement et politiciens embusqués dans les commissions ou les « services d’ordre/sérénité ».
Les lignes de fracture vont, patiemment, se dessiner : le mépris de classe absolument vomissant affiché par une connasse vociférant sa haine à l’encontre de jeunes en survet-basket entamant un début de feu de poubelle vers 3h du mat (certes peut-être pas trop stratégique, car ça pue et y’a pleins d’autres choses à cramer ailleurs) dessinera des positions intéressantes dans les AGs et ailleurs.
« Cassez vous, rentrez chez vous, arrêtez de faire vos banlieusards ! »
Comme si il y avait des gentes plus légitimes que d’autres, un « nous » (citoyen responsable) et un « eux » (les autres, casseurs, débiles, jeunes-de-banlieues, etc, etc). Elle est belle, la Nuit debout citoyenne ! Du coup, faute de poubelle, c’est l’autolib’ de Bolloré qui aura pris cher quelques minutes plus tard.

Il y a pourtant fort à parier que ces Nuit Debout seront plus intéressantes lorsque son élément déclencheur, principalement la petite-bourgeoisie communicationnelle se prétendant « citoyenne » (comprendre « plus que celleux qui ne le sont pas, qui crament des bagnoles par exemple »), sera littéralement submergée par des incontrôlés qui considèrent le politique autrement que des modérations de tribune et des rédactions de manifeste, et qui voient bien l’intérêt à se masser tous ensemble sur ces places occupées. Tout cela peut toutefois coexister, ce qui est infâme c’est la prétention hégémonique du citoyennisme incarné dans les hordes d’entrepreneurs mouvementistes branchés qui dénie la légitimité des autres forme de vie à exister, à s’exprimer, politiquement sous de multiples formes sans leurs codes médiatiques dégueulasses.

À nouveau, tout cela pourra se dissoudre dans une réflexion stratégique sur la diversité des pratiques : peut-être qu’il ne faut effectivement pas tout défoncer et tout brûler autour de place de la République, car c’est notre maison et beaucoup de gens veulent y dormir tranquille. Il faudra donc s’organiser pour aller le faire partout ailleurs sur des cibles logiques. Sans toutefois idéaliser la casse pour la casse, isoler le geste pur alors que c’est ce qui circule dans les communautés de luttes qui importe.

 

V/ Du politique comme contamination de désirs


Car enfin, ce qu’il se passe sur la place de la République et sans doute dans beaucoup de places en France et ailleurs, c’est que soudain il est devenu plus désirable pour des milliers de gens d’aller converger ensemble sous cette bannière fourre-tout de la « Nuit Debout » et d’un ras-le-bol instinctif, plus désirable de se retrouver que de passer sa soirée chez soi, en terrasse ou partout ailleurs. Il y a quelque chose de bouleversant à voir l’attention collective lors des AG de près de 6h où la parole se libère. « Je suis contente d’avoir vue ça avant de mourir », dit une vieille dame. « Jamais je n’aurais pensé voir ça un jour » renchérit quelqu’un d’autre. « C’est la première fois que je parle devant autant de gens, je l’ai fait ! ». Où de multiples déplacements s’opèrent.

À voir la place de République investie de cabanes, de châteaux de palettes, de potagers dépavés, avec tout l’imaginaire des ZADs. À sentir l’atmosphère de discussion décomplexée et diffuse jusqu’à 5h du matin. À voir la place se parer de tags proclamant « Vive la Commune ! » « A mort Valls »... qui coexistent avec des « Démocratie partout ». À entendre le bruit de vitres brisées et les rougeoiements de bagnoles brûlées, tandis que d’autres commissionnent pour « rédiger un manifeste ».


Dans ce foisonnement d’usages c’est une machine de guerre autonome (à opposer à une bureaucratie citoyenne mettant en œuvre un proto-appareil d’État centralisateur et majoritaire), une commune multiple qui commence à consister, dont on voudrait qu’elle ne s’arrête jamais.

C’est cette beauté des corps incontrôlés, cette grande beauté des feux de joies sur les artères parisiennes redonnées à l’usage commun, qu’il faut répandre partout. Le désir, le pur enthousiasme que tout cela continue, que toutes les rues s’embrasent avec ou sans la loi « Travaille ! ». C’est comme cela que cela va grandir, non pas par la « convergence des luttes » assénées à l’envie dans des tribunes politiciennes, mais par la consistance des existences et des résistances. Ce n’est pas en mettant bout à bout d’une tribune des spectres qui ne parlent que « d’image » ou « d’opinion publique » que la révolte va s’étendre mais en multipliant les occasions de se rencontrer pratiquement et sensiblement. Ce qui implique aussi de sortir de République pas seulement pour des actions sauvages, mais aussi pour aller à la rencontre et soutenir toutes celles et ceux qui voudraient s’organiser dans les boîtes, les lycées, les facs, et tous et toutes les non garanti-e-s et les incontrôlé-e-s.

Il reste une infinité de choses à se dire (en grand groupe, au creux de l’oreille), des millions d’ami-e-s à rencontrer, des milliers de cibles à attaquer et des milliers de capitalistes à faire payer.

 

VI/ Quelques perspectives pour les semaines à venir


1) Il faut continuer d’investir la place de la République, en faire notre place de la Commune, et y élaborer de multiples manières de se rencontrer et d’intensifier la circulation des idées et des pratiques décrites précédemment ; d’y élaborer des stratégies collectives pour gagner en puissance. Cantines collectives, tables d’info, ateliers d’autodéfense juridique, ateliers de déplacements en manifs, de fabrication de banderoles renforcées ou autres matos utile, de conseils d’autodéfense face aux flics, ateliers sur « comment se passer du salariat », etc, etc, les idées ne manquent pas.

 

2) A cet égard, les deux dernières semaines du 5 avril aux balades sauvages du 15 et du 16 avril au soir, auront témoigné de tentatives multiples de déborder du dispositif citoyen plus ou moins policé de la Nuit Debout : il s’agit maintenant de continuer ces débordements sans tomber dans l’idéalisation de la forme émeutière ou du pétage de vitrine routinier. Beaucoup d’autres choses sont imaginables pour gagner en puissance collectivement : ouvrir des lieux qui deviendront autant de bases matérielles de la grève humaine, se doter d’équipes juridiques et d’autodéfense considérables disponibles sur la place, etc. En gardant à l’esprit que c’est l’attention aux autres, surtout celleux qui débarquent, qui peut permettre de dépasser certaines choses (à l’inverse le mépris qui perle dans le récit de la manif sauvage du 15 avril à propos d’un camion du NPA ou je ne sais quoi qui se serait « égaré » dans le cortège sauvage, alors qu’on pourrait aussi considérer sans parano que c’est plutôt intéressant qu’un camion, même du NPA (on voit pas bien comment ils pourraient récupérer ça), suive un cortège sauvage et offensif, est à cet égard symptomatique d’un purisme radical fatiguant).

 

3) De nombreux efforts sont faits pour renforcer la subversion dans le secteur de la production que ce soit dans le cadre de la commission « grève générale » de la place de la République, des comités d’action de la bourse du travail, de l’initiative de syndiqués de base On Bloque Tout, des rendez-vous devant des boîtes en lutte ou avec les cheminots à Saint-Lazare, etc : il s’agit d’intensifier ces initiatives, pourquoi pas en proposant des modalités de partages matériels plus amples que des tribunes partagées ou des rendez-vous communs : caisses de grèves, cantines collectives, occupations de secteur productifs stratégiques ?

 

4) Pour autant de nombreux écueils stratégiques se profilent :

==> Le premier serait d’adopter uniquement une perspective radicale et d’imaginer que c’est seulement l’accumulation d’actions incontrôlées et l’extension dans la rue de pratiques subversives et de complicités affinitaires qui porterait en soi un déplacement de la lutte. Sans même parler de l’idéalisation de l’émeute ou du pétage de vitrine en soi.

==> Le deuxième serait d’envisager la « grève générale » dans la sphère de la production comme l’alpha et l’oméga, le climax du mouvement, alors que ce que les occupations de place soulignent, comme les mouvements Occupy (et notamment la Commune d’Oakland ), c’est que la question de la reproduction (des conditions d’existence, de la réappropriation de sa vie quoi) est devenue tout aussi centrale que la question de la production. En d’autres termes, avec 5 millions de chômeurs et des millions de personnes précaires ou vouées à l’être, avec des gains de productivité qui rendent le travail humain majoritairement superflu ou tellement inutile qu’infaisable sans calmants et pression managériale énorme, la question est de trouver des manières d’étendre l’autonomisation et la saisie collective de nos besoins et conditions d’existence.
C’est cela qui est dit derrière « abolition de l’économie ». C’est cela qui, derrière les tentes des cantines, les cabanes, les équipes médicales, les groupes de défense juridiques, l’imaginaire de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou de la Commune, est en puissance dans ce mouvement : la réappropriation auto-organisée de nos vies au-delà des catégories de la production capitaliste. Pour le dire simplement l’auto-organisation de la grève humaine doit sous-tendre la recherche de la grève générale. Qui, si elle est un peu sérieuse, porte en elle le blocage de l’économie, la réappropriation des moyens de production, la mise à nue collective de l’être de besoin et le processus de transformation associé (organisations et occupations collectives des secteurs productifs), un processus de communisation, l’abandon progressif du salariat et du mode de production capitaliste. Bref, à terme toute grève générale doit être une grève humaine, sinon elle devient un outil pour la négociation des bureaucrates syndicaux et autres.

==> Il apparaît pourtant que cette critique des catégories de l’économie politique (travail, emploi, chômage, richesse, etc) reste très faible dans le mouvement actuel. Il faut pourtant prendre conscience du mouvement du capital qui, au niveau actuel des gains de productivité (automation, robotisation, révolution numérique, ubérisation, etc) est voué à créer des pans toujours plus larges d’une surpopulation flottante, un contingent de surnuméraires tout juste bon à servir d’armée de réserve pour boîtes d’intérim et autres appli Uber-style marchandisant tous les aspects de la vie, si ce n’est à mourir par centaines dans la Méditerranée et à Calais ou s’entasser sous des métros à Paris.
Il faut renouer avec une critique largement partagée du travail, du salariat, du chômage, telle que le mouvement des chômeurs et précaires du 1997 l’avait formulée théoriquement et pratiquement (par des autoréductions, des occupations, etc). Les actions menées auprès des Pôle Emploi (récit de l’action précarité du 19) dans les dernières semaines pourraient gagner à dépasser le discours autour de la « précarité » et le mot d’ordre « pas de droit au travail sans droit au chômage » pour également affirmer un discours du style « Le chômage n’est qu’un moyen de perpétuer l’asservissement psychique à l’idéologie du Travail, or le travail est un mythe mort, reprenons nos vies en main par tous les moyens possibles » en s’enrichissant par exemple des expériences des collectifs CAFards qui font face collectivement à leurs débrouilles avec les différentes allocs, etc.

Non, vraiment, que se passerait-il si les 5 millions de chômeurs et autres prolétaires sans-catégories et non-garanti-e-s décidaient d’arrêter de jouer le jeu, de converger autour des places et lieux occupés et s’auto-organiser pour se réapproprier leurs vies ? Que se passerait-il si un nombre extrêmement large de personnes décidaient d’inverser la question du « il faut travailler pour avoir un revenu et être défini socialement » en « il faut s’organiser collectivement pour nourrir nos besoins, chercher des thunes là où elle sont, se vendre le moins possible » ? C’est cette direction, celle de la grève humaine, qui n’a pas vraiment été traduite dans le mouvement sur le plan théorique, qui serait peut-être intéressante d’approfondir.

 

Vous payerez cher ! Vous payerez tout ! Avec tous les moyens nécessaires. Nous arrivons !

 

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