Critique et positionnement, partie I – A propos de la tolérance vis-à-vis d’Activeast et des thèses conspirationnistes, mini-réflexion sur la "liberté d'expression"

A propos de la tolérance vis-à-vis d’Activeast

Récemment à Strasbourg quelques personnes se sont organisées en Collectif Informel Actif (CIA) pour réaliser des « soupes populaires » (3 jusqu’à maintenant)1 ainsi qu’un « Campement Autonome Temporaire » (CAT)2 reprenant l’Appel de Dijon anti-G8. Différents points de tension se sont cristallisés autour de l’organisation de ces évènements, concernant principalement la présence active de membres du mouvement ZeitGeist ou d’adeptes de thèses conspirationnistes, provenant en grande partie des gérant-e-s du site Activeast. Mais ces conflits ont pris la tournure de simples problèmes de communication, d’image, au lieu d’être traités comme problème de fond, ce qui a permis de les désamorcer simplement en retirant un lien d’une affiche ou d’un site internet3.

 

La logique sous-jacente des dernières réunions concernant la « soupe populaire » ou le « campement autonome temporaire » est d’abord de conserver le minimum de personnes et de moyens techniques nécessaires à la réalisation d’un projet où les motivations profondes ne sont pas explicitées, et ne doivent pas l’être, au risque de nuire à la cohabitation du « groupe », et donc à la « concrétisation » du projet (revient souvent dans les discussions la fausse alternative : soit on critique, soit on agit, les deux pratiques étant considérées comme exclusives).

Il ne s’agit pas d’exiger que ces motivations soient clairement formulées dès le début des projets (elles peuvent s’éclaircir au fur et à mesure du processus collectif), mais on ne peut faire l’impasse sur ces dernières, au risque de tomber dans un activisme compulsif où seul le faire importe, séparant alors les actes et la pensée. Surtout lorsque des critiques claires ont été formulées publiquement, soulignant le caractère douteux des thèses et des pratiques zeitgeististes ou conspirationnistes (récupérations d’évènements, liens entretenus avec l’extrême-droite, fantasme de sociétés idéales et totalitaires, focalisation sur une élite qui serait la seule responsable des sources de domination…).

Pourtant, aborder les sujets du conspirationnisme4 et adopter une pratique claire vis-à-vis de ses défenseurs ne semble pas du tout à l’ordre du jour : on peut dire que la première fois, à la soupe populaire, les gens ont été pris de court ; que dire de la seconde fois, lors du « Campement Autonome Temporaire » ? D’une part le site Activeast, dont les liens vers des sites d’extrême-droite avaient été rendus publics, apparaissait tranquillement au bas du flyer (d’ailleurs, malgré la création d’un blog destiné à accueillir les informations à propos du CAT, ces informations continuent d’être publiées sur le site d’Activeast) ; d’autre part, une propagande pro-conspirationniste, imputable aux gérant-e-s de ce même site5, s’est répandue sur le « panneau d’expression libre » du CAT et dans la liste des films diffusés (ZeitGeist Addendum, L’argent-dette, EndGame…).

 

Que les choses soient claires : nous n’entendons pas la « liberté d’expression » de la même manière que les humanistes, au sens où tous les discours pourraient avoir le même droit de cité dans un espace neutre destiné au débat et à la discussion6. Nous considérons que nous sommes partie prenante d’une société au sein de laquelle existent de multiples rapports de domination et dans laquelle aucun espace ne peut se donner comme neutre ; en conséquence, les espaces que nous pouvons créer sont des espaces de lutte prenant en compte ces rapports de domination afin de s’inscrire contre eux – ce qui implique de combattre certains discours, afin de créer un rapport de force favorable à l’expression de la radicalité des points de vue, une zone d’où les réactionnaires de tout poil n’ont ni leur mot à dire ni leur main forte à prêter, une zone d’où ils sont exclus, au besoin physiquement7. Nous laissons à Chomsky le soin imbécile de défendre les thèses de Faurrisson au nom de la « liberté d’expression » et aux pâles copies de Democratie Real Ya ! d’accueillir volontiers flics et fascistes8.

 

Précisons que nous ne rejetons la personne qu’en tant qu’elle représente un discours : le fantasme d’un « méchant » incarnant le « mal absolu » nous est parfaitement étranger, et que nous le trouvons à la fois inconséquent (tout autant que celui d’un « héros » destiné à « sauver le monde ») mais aussi dangereux, comme s’il existait des êtres aussi caricaturaux, sans histoire, sans expérience, ou ayant glissé « sur une mauvaise pente » parfaitement identifiable. La part d’arbitraire, de hasard, ainsi que la complexité des rapports dans lesquels nous sommes pris et qui façonnent une identité fait que jamais nous n’éprouverons la certitude d’être à l’abri de la reproduction de mécanismes racistes, sexistes, autoritaires ou marchands, et c’est en partie ce pourquoi nous nous inscrivons contre tous les dogmes, contre tous les apôtres de « la Vérité » ou de la « Société Idéale » – la fin reste pour nous inséparable des moyens, la théorie ne surplombe pas la pratique, l’émancipation s’expérimente dans l’immédiat en prêtant attention à ses conditions matérielles de réalisation.

 

Au sein du Collectif Informel Actif (CIA) a plusieurs fois été appelé une « unité dans la praxis9 » afin de ne pas discuter plus profondément des désaccords qui s’exprimaient alors en les faisant passer pour secondaire. Cette unité qui devrait se faire dans la pratique est appuyée par le mécanisme du groupe déjà décrit ci-dessus (primauté de la réalisation du projet censurant les divergences, c’est-à-dire que ces divergences ne sont pas considérées comme un problème relevant du collectif, mais sont considérées comme des problèmes inter-personnels extérieurs et nuisibles à ce dernier).

Tordre le cou à cette perception, menant à la séparation exclusive entre pratique et critique, est relativement simple : nous pouvons peut-être faire les mêmes choses, mais pas pour les mêmes motivations. Ainsi, nous n’acceptons jamais, lors d’un événement anti-répression, la présence de néo-nazis bien qu’ils subissent également une répression étatique ; nous n’acceptons pas non plus la présence d’antisémites à des évènements critiquant l’état d’Israël ; nous n’acceptons pas la présence du Parti Socialiste à des évènements de soutien aux sans-papiers, parce qu’il les expulse ; nous n’acceptons pas la présence de nationalistes à des évènements de solidarité avec les révolutions en Afrique du Nord, parce que nous sommes pour la destruction de toutes les frontières ; la liste serait longue et facile à faire d’évènements qui semblent unifier des positions antinomiques : mais la lutte continue au sein même de ces évènements (quid des syndicalistes de la CGT bastonnant des membres du Black Bloc ou des Sans-Papiers lors d’une même manifestation ?). D’où la nécessité de savoir, à un moment ou un autre, ce que chacun met dans sa pratique. Il n’est pas question pour nous d’exiger une homogénéité entre les individus, ce qui reviendrait à produire des pratiques sectaires, mais il faut nous demander à partir de quel moment la pluralité des positions devient contradictoire avec les désirs de chacun dans la dynamique collective dirigée vers l’émancipation.

Les divergences existent, mais à partir de quel moment des positions deviennent-elles inconciliables ? Quels points un collectif décide-t-il de considérer comme secondaires, et quels points décide-t-il de considérer comme primordiaux ?

 

Que ces questions soient explicitement formulées, bien qu’elles soient primordiales, n’est absolument pas une nécessité pour garantir la pratique révolutionnaire ou subversive d’un collectif : la critique du vieux monde s’approfondit par d’autres moyens que le discours ou les écrits (les oppositions, les ressentis, le désir, la colère, le corps…). Ainsi, la tolérance vis-à-vis d’Activeast et la manière d’aborder ce problème au sein d’un groupe parle plus que tous les discours et fait ressortir, par-delà les individualités, un positionnement politique : parce que personne n’ose ou ne veut s’opposer aux discours conspirationnistes10, l’espace créé par le groupe devient un vecteur de diffusion de ces idées, et, finalement, c’est sous ces idées qu’est diffusée la pratique du groupe (que peut signifier d’autre le fait que ce soit le site d’Activeast qui diffuse les informations autour de cela alors qu’un autre site existe ? Que peut signifier d’autre le fait que le CAT soit relayé autour de l’appel du Bankrun, de ZeitGeist, de théories complotistes ?). Et aucun de ces deux points n’est à nos yeux acceptable : il est inacceptable qu’Activeast diffuse une pratique censée répondre à l’appel de Deauville ; il est inacceptable que le CIA soit un vecteur de diffusion des théories conspirationnistes.

Cela, ce sont les limites qui sont propres à notre vision du monde, le seuil à partir duquel nous pouvons nous insérer dans un groupe ne va pas jusque-là : un espace qui permet explicitement d’accueillir en son sein de telles idées est pour nous un espace réactionnaire, et ce malgré l’estime et l’amitié que nous portons à certain-e-s personnes présentes en son sein.

 

Ce premier texte n’aborde pas tous les problèmes et tous les questionnements qu’il soulève. C’est pourquoi il sera suivi d’autres (probablement deux) qui porteront, pour l’un, sur le site Activeast lui-même et sa manière de concevoir l’information, pour l’autre, sur la critique des thèses conspirationnistes afin d’expliciter pourquoi elles sont inconciliables avec ce que nous portons.

Ils permettront également d’affiner notre discours pour lui faire dépasser le cadre du simple antifascisme en l’inscrivant dans des perspectives plus globales de lutte : les idées ont un poids, plus encore dans le contexte bouillonnant qui est le notre.

 

 

 

Des anarchistes.

3 Par exemple, le lien vers le site Activeast a été retiré du flyer annonçant le Campement Autonome Temporaire sans provoquer plus de discussions.

4 Dans lequel nous incluerons ZeitGeist.

5 S’occupant d’ailleurs de la logistique du CAT.

6 Sur la « liberté d’expression », on peut lire l’analyse des Luftmenschen : http://luftmenschen.over-blog.com/article-contre-leur-liberte-d-expression-62123539.html.

7 De fait, dans tous les rassemblements, des discours sont inaudibles. Ainsi, il y aura généralement consensus pour censurer des discours ouvertement nazis ou promouvant l’eugénisme. Exemple bateau pour faire remarquer simplement qu’il existe toujours une pluralité de discriminations mais qu’on y prête plus ou moins d’importance.

8 On remarquera qu’Activeast se prête volontiers à la mascarade Democratie Real Ya à Strasbourg. Pour des informations concernant Democratie Real Ya, se reporter à : http://www.hns-info.net/spip.php?article29972 et http://rebellyon.info/Mouvement-des-indigne-e-s-resigne.html.

9 « Praxis » fut le terme utilisé. Il est équivalent à celui de « pratique », mais ce dernier est moins « in ».

10 Les motifs peuvent être divers : intimidation, propriété privée du matériel, amitié, indifférentisme, fatalisme…